« Bradage de la traduction, plan social invisible : Harlequin passe à l’IA », dénoncent l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) et le collectif En chair et un os dans un communiqué publié le 15 décembre et soutenu par d'autres organisations dont l'Association pour la promotion de la traduction littéraire (Atlas), la Charte des auteurs et illustrateurs de jeunesse, le collectif IA-lerte générale, la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill), ou encore la Ligue des auteurs professionnels.
Une phase de tests
« Entre mi-novembre et fin novembre 2025, plusieurs traductrices de la collection "Azur" ont reçu un appel de leurs éditrices pour leur annoncer qu'à partir de janvier 2026 cette collection passerait en traduction automatique chez un prestataire externe, Fluent Planet », retrace auprès de Livres Hebdo Samuel Sfez, président de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF). Proposant des titres de romance, principalement en grandes surfaces, « Azur » est l'une des collections d'Harlequin France, propriété d'HarperCollins.
« On m'a expliqué qu'il y avait beaucoup moins de ventes, que des collections allaient fermer mais qu’"Azur" était encore assez populaire pour rester ouverte, à condition de passer à la traduction automatique par IA avec post-édition, c'est-à-dire avec une révision du texte », relate Pauline Jaccon qui fait partie des traductrices contactées.
« Les ventes de nos collections Harlequin déclinent sur le marché français depuis ces dernières années. Nous souhaitons continuer à proposer au lectorat autant de publications possibles au prix public actuel qui est très bas, 4,99 € par exemple pour "Azur" », explique de son côté Emmanuelle Bucco-Cancès, directrice générale d'HarperCollins France, dans une déclaration écrite.
« Nous sommes donc en train de mener des tests avec Fluent Planet, une entreprise française spécialisée dans la traduction depuis 20 ans : cette société recourt à des traducteurs expérimentés qui s'appuient sur des outils d’intelligence artificielle pour une partie de leur travail », indique la directrice générale.
Les premiers ouvrages concernés paraîtront à partir du second semestre 2026.
Une post-édition moins rémunérée
Lors de l'appel téléphonique reçu par les traductrices et traducteurs de la collection « Azur » , les éditrices ont proposé une mise en contact avec Fluent Planet.
Sur son site, cette agence de communication, qui travaille par ailleurs pour la Présidence de la République ou encore pour le ministère de l'Éducation nationale, propose une prestation de « traduction écrite » avec trois niveaux de révision : basique (orthographe, typographie), standard (orthographe, typographie, sens), avancée (orthographe, typographie, sens, style).
« Chez Fluent Planet, ce n'est plus du travail d'auteur, il faut se mettre en auto-entreprise et c'est payé 3 centimes le mot pour un travail de post-édition, contre des tarifs qui oscillent entre 10 et 15 centimes le mot en traduction technique », rapporte Samuel Sfez.
Romance en déclin
Dans leur communiqué, l'ATLF et le collectif En chair et en os évoquent « plusieurs dizaines de traducteurs et traductrices » concernés par la fin de leur collaboration avec Harlequin. « Après un premier témoignage, nous avons lancé un appel à témoignages assez large sur les conditions de travail chez Harlequin. En quelques jours nous en avons recueilli une douzaine, dont cinq concernent spécifiquement la question de l'IA », détaille Samuel Sfez. Du côté d'HarperCollins France, le nombre de traductrices et traducteurs collaborant avec Azur est estimé à une vingtaine de personnes.
« Cet appel ne m'a pas surprise. Un mail nous avait déjà été envoyé en expliquant que l'activité déclinait », indique l'une des traductrices de la collection qui souhaite rester anonyme.
En mai 2024, Sandrine Girard, directrice éditoriale du secteur romance d'HarperCollins France, adressait en effet un courrier électronique aux traductrices et traducteurs ayant travaillé sur les séries Harlequin. « Le marché des séries traditionnelles de romance connaît depuis quelques années un déclin qui ne cesse de s’accentuer au profit de romances plus contemporaines s’adressant à un public bien plus jeune et constituées en grande partie de textes français », y est-il mentionné, rapportant pour Harlequin une baisse de -27 % en valeur depuis cinq ans. « Il me semblait utile de vous prévenir que nos besoins en traduction allaient nécessairement continuer à se réduire », écrit alors la directrice éditoriale.
« Ce qui nous frappe dans cette affaire, c'est non seulement qu'on passe des collections entières à l'IA mais aussi, et surtout, la situation sociale dans laquelle se retrouvent les personnes qui traduisaient chez Harlequin, parfois de longue date, et qui subissent de plein fouet la précarité qu'on dénonce depuis des années : elles n'ont aucun droit au chômage et aucune protection », déplore Samuel Sfez.
« C'est un plan social qui ne dit pas son nom, et qui n'en est pas un non plus aux yeux de la justice puisque les contrats d’auteur ne donnent aucune garantie de pérennité », précise-t-il, saluant l'importance de la proposition de loi visant à garantir la continuité des revenus des artistes auteurs qui sera discutée au Sénat le 18 décembre.
Craintes d'engrenage
Dans leur communiqué conjoint, l'ATLF et le collectif En chair et en os expriment les craintes d'une grande partie de la profession quant à la traduction automatique par IA assortie de post-édition, notamment quant à « l’engrenage de la dégradation des productions éditoriales ». Un engrenage que redoute aussi une collaboratrice d'Harlequin souhaitant rester anonyme. « Je collabore avec Harlequin depuis 20 ans, mais les collections pour lesquelles je travaille ne sont pas encore touchées par le passage à l’IA. Évidemment j’ai bien conscience que ça ne saurait tarder. »
Pour Pauline Jaccon, docteure en traductologie et maîtresse de conférences en langues et littératures anglophones à l'Université Paris-Est Créteil, « la romance présente un terrain très fertile pour passer à l'IA ». « C'est un genre très codifié, qui souffre aussi d'un regard assez misogyne : la plupart des autrices et des traductrices de romance, par exemple, n'ont pas le même statut que dans d'autres domaines et n'ont pas voix au chapitre pour donner leur accord sur l'utilisation de l'IA pour traduire leurs textes » analyse-t-elle.
« On m'a bien dit en novembre que les collections d'HarperCollins ne passaient pas à l'IA, mais c'est un cercle vicieux, estime encore Pauline Jaccon, qui ne travaille plus avec Harlequin. Si plusieurs maisons d'édition s'y mettent et qu'on entre dans une logique productiviste, ça ne m'étonnerait pas que ça aille de mal en pis pour la traduction de la littérature populaire. Avec toutes les conséquences néfastes que ça implique pour la précarité et la santé mentale des traductrices, pour leurs propres compétences linguistiques, pour la qualité des textes et l'homogénéisation des langues, ou encore en termes environnementaux. »
