« Une chose est sûre : l’édition doit faire face à une baisse de la demande qu’il serait imprudent de tenir pour conjoncturelle. La tension économique qui en résulte impose à tous de s’adapter pour rendre cette baisse soutenable », a déclaré Renaud Lefebvre en ouverture des Nouvelles assises du livre et de l’édition, qui ont rassemblé quelque 400 professionnels de la filière, lundi 4 décembre, dans l'auditorium du site François Mitterrand de la BnF.
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Car, en dépit de l’optimisme de certains échanges, les préoccupations des acteurs du secteur – intelligence artificielle, marché de l’occasion, piratage en ligne, recul de la lecture – persistent. Et à raison : « Cinq ans après, une fois mis à distance les soubresauts de la pandémie, disons-le simplement, les chiffres ne sont pas bons », a déploré le directeur général du Syndicat national de l’édition (SNE), dressant le portrait d’un secteur sous tension.
Un secteur en recul
Si le chiffre d’affaires de l’édition a progressé de 3,8 % entre 2019 et 2024, d’après les données révélées par syndicat, cette hausse n’est en fait qu’un « trompe-l'œil », selon son directeur général, qui constate que, rapporté en euros constants, le marché a, en réalité, reculé de 10 % en valeur et de 2,1 % en volume. Dans ce paysage contrasté, la non-fiction apparaît d’ailleurs comme le segment le plus en retrait. Tandis que le manga et la romance, considérés, ces dernières années, comme les locomotives du secteur, connaissent désormais un fléchissement, fortement impactés par les réductions budgétaires du pass Culture.
Autres évolutions en apparence positives, la forte progression des formats poche (+ 9,8 %) et numérique (+ 34 %) traduit surtout une modification des comportements d’achat : les lecteurs se tournent vers des options plus abordables, signe d’un pouvoir d’achat sous pression et d’un rapport au papier en mutation.
Un phénomène qui s’observe, plus globalement, à l’échelle de l’ensemble de la production éditoriale : passée de près de 45 000 nouveautés en 2019 à 36 000 en 2024 (-19 %), elle témoigne autant d’une forme de recentrage que d’un marché fragilisé. « Le tableau n’est pas réjouissant et nous invite à nous interroger sur les causes, car la part des non-lecteurs chez les plus de 15 ans a augmenté, passant de 12 à 17 % », a encore indiqué Renaud Lefebvre, évoquant la perte de « trois millions de lecteurs », dont 250 000 rien que chez les 16-19 ans.
« Il y a une incapacité à faire appliquer la loi, même à l’échelle européenne »
Cette chute du lectorat, largement associée à la place croissante des écrans, n’a d’ailleurs pas manqué d’ouvrir les échanges consacrés à l’essor de l’intelligence artificielle et au piratage en ligne. Pour Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, par exemple, l’IA grand public a déjà modifié l’apprentissage en court-circuitant le processus de la réflexion autonome.
Lors d’une autre table ronde consacrée aux grands enjeux de l’IA, Arnaud Robert, secrétaire général du groupe Hachette Livre et président de la commission juridique du SNE, a pointé l’usage massif des robots conversationnels « dont les réponses sont souvent moins bonnes que celles des moteurs de recherche », ainsi que le « pillage » des œuvres littéraires pour entraîner les modèles d’IA générative. Dénonçant la surproduction de livres générés par IA, notamment sur Amazon, il a donc appelé à faire appliquer l’IA Act, règlement européen qui prévoit une obligation de transparence pour les opérateurs numériques.
« Et si la transparence n’était pas toujours à désirer ? », a réagi Alexei Grinbaum, directeur de recherche au CEA de Saclay et président du comité opérationnel et numérique de l’institution, soulignant la difficulté réelle, pour les opérateurs, d’être totalement transparents sur des systèmes « devenus bien trop complexes ». Si, pour le chercheur, il ne faut pas « opposer raisonnement et calcul », ni confondre mémorisation et plagiat, il a néanmoins reconnu la nécessité de « trouver un modèle économique viable ».
Premier baromètre sur les usages et perceptions de l'IA dans les maisons d’édition
Le SNE a mené, pendant deux mois, une enquête déclarative auprès de plus de 250 de ses adhérents, offrant un premier aperçu des usages et perceptions de l’intelligence artificielle dans le secteur. La majorité des personnes interrogées travaillent dans des maisons de moins de 50 salariés, souvent rattachées à des groupes d’édition. Près de 40 % ont déclaré avoir accès à une ou deux solutions d’IA. Une offre qui ne se limite pas seulement aux grandes maisons, bien que celles-ci tendent à mutualiser ces solutions, notamment dans les services dits bureaucratiques.
Aujourd’hui, les domaines d’édition du type « technique » – dictionnaires, ouvrages scientifiques, scolaires ou juridiques – sont les plus grands utilisateurs d’IA. Côté services, les fonctions éditoriales sont les moins équipées, contrairement aux fonctions juridiques, commerciales, de ressources humaines ou de distribution.
Seul un quart des déclarants ont indiqué disposer d’une charte encadrant l’IA, et un tiers des répondants affirment connaître l’opt-out, dispositif censé empêcher le moissonnage de contenus. Globalement, l’IA est perçue comme un outil offrant un gain de temps, facilitant la recherche d’informations et permettant une assistance à la création (ex : résumé de réunion, traduction de contrats…). L’utilisation de l’IA varie selon les services : RH, numérique ou juridique y recourent environ une fois par semaine, contre une quasi-non utilisation dans les services éditoriaux, comptabilité ou iconographie. En moyenne, les répondants estiment que l’IA est autant une opportunité qu’une menace pour leurs métiers.
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Ce à quoi Thomas Parisot, directeur général adjoint de Cairn, portail de diffusion des connaissances scientifiques collaborant avec plus de 2 000 universités, a répondu : « Il y a une incapacité à faire appliquer la loi, même à l’échelle européenne. Pour le moment, nous pouvons encore protéger les contenus, mais la question est de savoir jusqu’où les opérateurs vont accepter l’opt-out, sans répliquer en invisibilisant les contenus ». Pour maîtriser pleinement ces modalités, Cairn a ainsi développé sa propre IA souveraine, Sophia, un outil d’aide à la recherche permettant, à partir d’une question, de générer un corpus documentaire lié au sujet ciblé.
« Le livre d’occasion est devenu un problème lorsqu’il a été industrialisé par des plateformes en ligne »
Car une chose est certaine : l’IA influe déjà sur le marché, produisant un certain nombre d’effets désormais bien visibles. Ainsi, le SNE a constaté une baisse de 9 % des ventes (en exemplaires) des livres de cuisine, de jardinage et de tourisme, désormais produits sans rédacteurs humains. Parallèlement, le marché de l’occasion continue de gagner du terrain : selon une étude du ministère de la Culture citée par le SNE, les achats de livres d’occasion ont bondi de 58 % entre 2011 et 2024. Un phénomène qui, combiné au piratage en ligne – notamment dans le manga –, accentue la fragilité économique du secteur, et contribue à l’érosion des nouveautés.
De gauche à droite, Sabine Wespieser, Jean-Philippe Mochon, Anne-Sylvie Bameule et Renaud Lefebvre.- Photo ECPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« Le livre d’occasion est devenu un problème lorsqu’il a été industrialisé par des plateformes en ligne, qui s’enrichissent sur le dos de la chaîne de la création et de l’édition, au détriment des libraires », a dénoncé Sabine Wespieser, fondatrice de la maison éponyme, pour qui cette violence résonne avec celle désormais plus largement répandue dans le monde, et à laquelle les librairies, de plus en plus ciblées par les actes de vandalisme, n’échappe pas.
« Il est tout à fait possible, sur ces sujets, d’appliquer des mécanismes similaires à ceux qui avaient été mis en place lorsque le photocopillage a émergé », a rétorqué Renaud Lefebvre, citant un certain nombre de leviers d’actions tels que la modification des droits d’auteur et de la gestion collective des revenus. « Ce serait une réponse équilibrée pour maintenir la viabilité de la chaîne du livre », a-t-il affirmé, reconnaissant toutefois que « nous ne sommes pas à l’abri de la jurisprudence ».
Face à ces nombreux défis, l’ensemble des intervenants ont appelé à un changement de paradigme et à un sursaut collectif, plaidant pour une régulation renforcée, nationale et européenne. Une perspective qui reste, selon Sabine Wespieser, parfaitement plausible : « Historiquement, lorsque le marché, en France, a traversé une période trop violente, pouvoirs publics, acteurs du livre et régulateurs institutionnels se sont unis pour gagner la bataille. »

