Livres Hebdo : Après les États généraux de la lecture pour la jeunesse lancés en début d’été à Suresnes, quelles conclusions avez-vous présentées à Montreuil ?
Rachida Dati : L’objectif de ces États généraux est d’impulser une mobilisation générale pour la lecture. C’est la première consultation sur la lecture depuis 25 ans, soit depuis la généralisation des écrans. Le premier enseignement de ces États généraux est le très vif succès rencontré par cette consultation : en un mois, plus de 36 000 personnes ont répondu, dont 6 000 jeunes. La lecture intéresse les Français malgré la baisse de la lecture au profit des écrans. C'est un réel facteur d'inégalités, et ce dès la naissance. Il ne s’agit pas seulement de réguler les écrans. Il faut mettre du livre partout. Ce doit être une mobilisation collective avec l’Éducation nationale, la Santé, les collectivités et tous les acteurs. Je souhaite que les établissements culturels mettent en place des espaces dédiés à la lecture, qu’on puisse passer un moment à lire dans les lieux magiques, historiques, qui peuvent amplifier l’imaginaire lors de la lecture. Je souhaite aussi que les médias publics participent à mettre la lecture des jeunes au cœur de l’attention, et que le cahier des charges de France Télévisions et Radio France soit complété en ce sens. Il faut faire contribuer les réseaux sociaux à créer un fonds, sur le modèle de l’approche pollueur-payeur déployée dans d’autres champs de la santé publique.
« Mettre des livres et former les encadrants : voilà les deux piliers »
Concrètement, comment allez-vous agir dans le périscolaire ?
Il faut que nous réussissions à compléter l’offre culturelle dans les centres de loisirs où il peut y avoir un déséquilibre entre des arts visuels et manuels très présents et moins de place pour la lecture. C’était déjà le cœur du dispositif « Lecture Loisirs » initié par le ministère de la Culture. On peut comprendre que pour les personnes qui encadrent les enfants, il n’est pas évident de leur proposer un temps de lecture, parfois parce qu’on n’est pas soi-même un grand lecteur. La formation des encadrants est essentielle et nous y travaillerons main dans la main avec les maires. Dès fin 2025, le CNL va déployer en partenariat avec l’Association des maires ruraux de France une opération qui permet d’offrir des bibliothèques de 50 livres à 250 centres de loisirs situés en ruralité, avec bien entendu un accompagnement et une formation. Mettre des livres et former les encadrants : voilà les deux piliers.
Rachida Dati, ministre de la Culture- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Vous aviez aussi évoqué des équipements culturels dans le parc social…
J'avais porté un amendement à la loi Kasbarian sur le logement pour obliger toute nouvelle construction de parc social à intégrer un équipement culturel dans son programme : une bibliothèque, une médiathèque, une salle de spectacle… Les familles me disent qu'en QPV (Quartier prioritaire de la ville, ndlr), les librairies et bibliothèques sont toujours en centre-ville, jamais près de chez eux. La dissolution n’a pas permis de voter cet amendement mais j'ai demandé aux DRAC d’inciter les collectivités à l’expérimenter. Si les collectivités veulent le faire, elles le peuvent, et nous les soutiendrons. Comme nous l’avons fait à Rillieux-la-Pape avec Alexandre Vincendet, il faut amener la culture partout où se trouvent les publics les plus éloignés de la lecture.
Intelligence artificielle : « On ne peut pas continuer comme ça »
L'intelligence artificielle et le droit d'auteur constituent un enjeu majeur pour les auteurs. Quelle est votre position ?
À mon arrivée au ministère de la Culture, nous avions un peu perdu la partie sur la protection du droit d'auteur, leur rémunération et l'IA. Nous devons cesser d’opposer innovation et protection des droits des créateurs. Alors que nous sommes le pays du droit d’auteur, il est impensable de ne pas protéger les créateurs. Si vous tuez le droit d'auteur, vous tuez une grande partie de la culture, de la création, etc.
Quelles mesures allez-vous prendre ?
J’ai lancé en juin dernier avec ma collègue chargée de l’IA et du Numérique une concertation entre les fournisseurs d'IA et les ayants droit. Cette concertation a permis de créer un espace de dialogue et de négociation entre les acteurs, une compréhension réciproque des enjeux. C'est positif, et il faut poursuivre dans cette voie. Pour autant, dès lors que les accords demeurent insuffisants pour assurer la juste rémunération des œuvres et contenus utilisés pour l’entraînement des modèles d’IA, il faut pouvoir aller plus loin. Les pistes, y compris de nature législative, évoquées ces derniers mois doivent être étudiées avec attention.
Et au niveau européen ?
En Conseil des ministres européens de la culture vendredi dernier, j’ai redit ma conviction qu’il ne faut rien céder sur le droit d’auteur. Plus de 15 États membres soutiennent déjà cette ambition. Une dynamique européenne est à l’œuvre.
« Il faut ouvrir le sujet du livre d’occasion au niveau européen tout en l’élargissant à plusieurs biens culturels »
Livres Hebdo : Le livre d'occasion représente désormais une menace pour la création, selon les éditeurs qui réclament un droit de suite. Quelle est votre position ?
Rachida Dati : Sur le fond, il est légitime qu’un auteur puisse bénéficier des ventes de ses livres et ce même après la première vente. Lorsque des livres neufs sont vendus en occasion dès le lendemain de la parution, l’occasion cannibalise les ventes de livres neufs et l’auteur perd des revenus. Pour autant, le marché du livre d’occasion n’explose pas : selon l’étude commandée par le ministère et la Sofia publiée en 2024, il représente 13 % du marché en 2012 contre 17 % en 2022, soit seulement 4 points de plus en dix ans. Je ne veux pas oublier que de nombreux acheteurs de livres d’occasion le font pour des raisons économiques ou écologiques : attention à ne pas aggraver les inégalités avec une mesure dont ce n’était pas l’objectif.
Mais vous semblez prudente sur la mise en œuvre…
Ce sont les ventes entre particuliers sur des plateformes comme Vinted ou Leboncoin qui représentent le gros du marché de l’occasion, à hauteur de 30 %, et qui sont en augmentation. C’est une zone grise difficile à atteindre. Ensuite, il y a les circuits physiques qui ont toujours existé : les brocantes, les vide-greniers (25 %) … Les plateformes comme Amazon, Ebay ou Rakuten ne représentent que 10 % de ce marché. Il ne faut pas les confondre avec les vendeurs de livres d’occasion en ligne, où l’on trouve aussi bien l’entreprise allemande Momox que des acteurs de l’économie sociale et solidaire comme Emmaüs, que le secteur souhaite exonérer. Le livre d’occasion concerne aussi les librairies, à hauteur de 10 % du marché.
Nous avons proposé des mesures mais les éditeurs n’ont pas souhaité les étudier : par exemple la mise en place d’une contribution volontaire obligatoire à créer par un accord de filière, ou encore une TVA à taux intermédiaire sur l’occasion à 10 % au lieu de 5,5 % actuellement. Reste donc ce fameux « droit de suite ». Le Conseil d'État estime que c’est impossible en l’état actuel du droit européen, en raison de la directive européenne sur l’harmonisation du droit d’auteur qui fixe la règle de l'épuisement du droit de distribution après la première vente.
Donc vous abandonnez ?
Non, mais serait-ce pertinent de faire voter une disposition législative au niveau national qui serait ensuite retoquée ? Il faut ouvrir le sujet au niveau européen tout en l’élargissant à plusieurs biens culturels : le livre, le disque, le DVD, les objets de design. Cela nécessite un portage politique collectif au niveau européen. Or, à ce jour, la France est le seul pays à avoir cette préoccupation. J’ai commencé à l’évoquer auprès de mes homologues lors du Conseil des ministres européens de la Culture vendredi à Bruxelles.
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Prix unique du livre : « Donner un signal fort »
Le prix unique du livre est mis à mal par certaines plateformes en ligne, selon les représentants de libraires. Peuvent-ils compter sur votre soutien ?
La loi sur le prix unique du livre, c’est une exception française qu'il faut maintenir. Alors qu’Amazon dit se conformer à la loi en vigueur, le médiateur du livre, que j’ai saisi, indique clairement qu’il s’agit d’un contournement de l’esprit de la loi. Il y a un contentieux devant le Conseil d’État, porté en question préjudicielle devant la Cour de Justice européenne. Je suis confiante et je pense que la plateforme Amazon a toutes les raisons d’être déboutée.
Et ensuite ?
Nous pourrons modifier la loi afin de fermer la porte à tout contournement. En attendant, nous travaillons à la mise en place de sanctions qui ne sont pas prévues en l’état actuel de la loi de 1981. Cela relève du décret d’application et nous y travaillons avec le ministère de la Justice.
Librairies : soutien maintenu malgré les tensions
Les libraires ont manifesté le 27 novembre à Paris, notamment contre la décision du Conseil de Paris de ne pas voter les subventions aux librairies…
Je soutiens les librairies, quel que soit leur statut : indépendantes, associatives, coopératives. Le soutien du ministère est total et c’est un fondement de notre politique du livre. En 2024, 1,3 million d'euros de subventions ont été versés aux librairies via les DRAC et 5,5 millions via le CNL. S’y ajoute près d'un million d'euros versé par l'Association de développement de la librairie de création, financée par le ministère, qui soutient les reprises de librairies.
Mais le groupe auquel vous appartenez au Conseil de Paris a voté contre ces subventions…
Avec mon groupe au Conseil de Paris, nous avons demandé à la mairie de ne plus voter les subventions « en paquet », parce qu’aucune évaluation de l’utilisation des subventions n’est faite. Nous avons donc demandé que les subventions accordées aux librairies soient examinées structure par structure, ce qui nous a été refusé. Dans ce paquet, il y avait une librairie qui vendait des ouvrages au contenu pouvant être qualifié d'antisémite et confirmé par le ministère de la Justice. Nous avons appelé les librairies à renouveler leurs demandes de subventions et à demander à la mairie une délibération séparée sur chaque subvention, afin de ne pas pénaliser toutes les librairies.
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Sur les agressions et intimidations contre les librairies, que pouvez-vous faire ?
Les atteintes à la liberté de création et de programmation se multiplient. C’est pourquoi j’ai lancé un plan pour la liberté de création en décembre 2024 : création d’un poste de haut fonctionnaire à la liberté de création, création d’un référent liberté de création dans toutes les DRAC, publication d’un guide juridique pour accompagner les acteurs culturels face à ces atteintes… Le ministère sera toujours aux côtés des libraires. Un chapitre du guide est d’ailleurs dédié aux libraires et aux éditeurs. Il faut que les acteurs du livre s’emparent de ces outils. Nous ne céderons pas.
Pass Culture : un recentrage assumé
Le pass Culture a fait l'objet d'ajustements en début d’année. Les éditeurs et libraires ont exprimé des inquiétudes… Alors que le marché s’annonce en baisse en 2025, quel avenir pour la part livre dans le dispositif ?
Le livre est la première dépense du pass Culture : 89 millions d’euros en 2024, soit 38 % des dépenses du pass Culture, contre 23 % pour le cinéma et 21 % pour la musique. Ce sont les utilisateurs les plus âgés qui utilisent le plus leur pass pour acheter des livres : 82 % des dépenses livres sont faites en 2024 par les 17-18 ans. Je souhaite que la découverte de la culture soit la découverte de la diversité, mais la règle reste la liberté de choix : il n’y aura pas de part « fléchée » vers un secteur ou un autre.
Vous avez aussi modifié le fonctionnement du pass…
Le pass Culture est un outil formidable d’accès à la culture et d’émancipation culturelle. Il joue un rôle essentiel dans la lutte contre les inégalités et il a permis un retour massif des jeunes vers le livre et les librairies. Dès ma prise de fonction, j’ai dit que c’était un outil indispensable mais qu’il devait être mieux ciblé et plus diversifié pour éviter qu’il devienne un outil de reproduction sociale. J'ai donc recentré le dispositif sur la réduction des inégalités en donnant un bonus aux boursiers et aux jeunes en situation de handicap. J'ai par ailleurs initié une éditorialisation de l'offre sur le pass qui rend plus disponible et visible la programmation des bibliothèques. Et la géolocalisation de l’offre, mise en œuvre à ma demande, met aussi en avant les librairies. À terme, je souhaite que le pass soit un outil dans la poche de tout le monde pour faciliter l’accès à l'offre culturelle partout sur le territoire.
CNL : « Maintenir le budget d’intervention »
Le budget du CNL a beaucoup diminué depuis les années 2010. On est passé de 40 millions à 26 millions, avec une réduction annoncée de 4 millions pour l’an prochain. Comment l'expliquez-vous ?
Le CNL joue un rôle très important dans la politique du livre et de la lecture. Toutefois, le soutien du ministère au secteur passe aussi par la DGMIC et les DRAC. Cela soulève d’ailleurs un enjeu de bonne coordination entre ces différents acteurs publics afin d’apporter une aide efficace. En 2025, pour les seuls crédits livres et lecture, le financement direct par la DGMIC représentait 34 millions, dont 10 millions d’euros via les DRAC.
Mais quelles garanties pouvez-vous donner sur le CNL ?
Pour l’instant, le budget n’est pas en baisse puisqu’il n’a pas été voté. Le débat est en cours. En 2026, mes priorités restent les mêmes : la lecture et le livre, le patrimoine, la création artistique, la démocratisation culturelle et la ruralité. J’ai pris l'engagement qu’en cas de baisse des crédits de subvention dédiés au CNL, elle soit compensée par un prélèvement sur les fonds propres du CNL, de façon à maintenir inchangé son budget d'intervention.
Fileas et la transparence des données
Vous vous engagez dans le projet de suivi des ventes Fileas. Pourquoi ?
C’est un outil qui était très attendu des auteurs, mais aussi par le Syndicat de l'édition et notamment par les petits éditeurs qui n’avaient pas de visibilité sur leurs ventes. Il leur permet désormais d’accéder à leurs chiffres de ventes directement et gratuitement. Cela permet de la transparence et améliore donc les relations entre les auteurs et les éditeurs. Le CNL avait déjà versé 150 000 euros en 2023 pour cet outil et a accordé une nouvelle aide de 150 000 euros en 2025. Je vous annonce qu’en 2025, une subvention supplémentaire de 150 000 euros a été versée, ce qui porte notre effort total sur ce projet de filière à 450 000 euros.
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Où en est la proposition de loi Darcos-Robert sur les contrats d'édition ?
Nous sommes dans l’attente du vote du budget afin de confirmer le calendrier parlementaire.



