Justice

Les éditeurs juridiques gagnent leur procès en appel contre Doctrine.fr

Olivier Dion

Les éditeurs juridiques gagnent leur procès en appel contre Doctrine.fr

La cour d’appel de Paris sanctionne Doctrine.fr pour concurrence déloyale dans le litige qui l’oppose aux principaux éditeurs juridiques. Reconnaissant la constitution illicite de sa base de données jurisprudentielle, cette décision s’avère fondatrice pour l’équilibre concurrentiel du marché de l’information juridique.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 14.05.2025 à 15h01

Le 7 mai 2025, la cour d’appel de Paris a rendu une décision particulièrement attendue dans le domaine de l’édition juridique et de la régulation des plateformes numériques. Saisie d’un contentieux opposant les éditeurs juridiques historiques — Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Lamy Liaisons — à la société Forseti, éditrice du site Doctrine.fr, la cour a reconnu le caractère fautif de pratiques de collecte massive de décisions de justice opérées entre 2016 et 2019, qualifiant ces comportements d’actes de concurrence déloyale. L’arrêt apporte des clarifications essentielles sur les conditions de collecte licite des données juridictionnelles, les limites de la réutilisation à des fins commerciales, et les critères de loyauté dans l’acquisition d’un avantage concurrentiel.

Une montée en puissance contestée de la plateforme Doctrine.fr

Créée en 2016, la société Forseti a lancé la plateforme Doctrine.fr, qui se présente comme un moteur de recherche juridique centralisant l’accès à plusieurs millions de décisions de justice. Elle revendique ainsi une offre innovante, s’appuyant sur l’intelligence artificielle et la centralisation de sources multiples. Toutefois, cette émergence rapide sur le marché s’est accompagnée de critiques formulées dès 2018 par les principaux éditeurs juridiques français. Ces derniers soutiennent que la constitution du fonds jurisprudentiel de Doctrine s’est faite au mépris des règles légales et contractuelles encadrant l’accès aux décisions de justice. En l’absence d’open data juridictionnel généralisé à cette époque, les requérants dénonçaient une captation massive et illégale d’informations protégées.

Après une ordonnance sur requête autorisant une mesure d’instruction, annulée puis validée par la Cour de cassation en 2021, le tribunal de commerce de Paris, par jugement du 23 février 2023, avait débouté l’ensemble des éditeurs de leurs demandes et les avait condamnés à indemniser Forseti pour procédure abusive. Ces derniers ont interjeté appel et présenté de nouvelles prétentions, à la fois indemnitaires et injonctives, fondées sur la concurrence déloyale, les pratiques commerciales trompeuses et le parasitisme.

La caractérisation d’une collecte illicite et déloyale des décisions de justice 

La cour d’appel de Paris a jugé que la société Forseti avait effectivement acquis, sans autorisation des greffes ni respect des procédures formelles, plusieurs millions de décisions juridictionnelles entre 2016 et 2019. Des lettres émanant des chefs de juridiction du tribunal judiciaire de Pontoise, de Grasse, de Nanterre, de Toulouse et de Paris indiquaient formellement que la société Forseti n’avait formulé aucune demande, ni reçu de communication officielle de décisions. L’absence de mention dans les registres et de trace de transmission, pourtant exigée par les circulaires administratives, était incompatible avec l’hypothèse d’un accès légitime.

En ne sollicitant pas les directeurs de greffe, en collectant des décisions en masse sans anonymisation préalable, et en s’affranchissant des règles du Code de l’organisation judiciaire, la société Forseti a violé les exigences de loyauté et de licéité du traitement de données à caractère personnel énoncées par la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978. La cour retient ainsi une faute civile sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, en conformité avec la jurisprudence selon laquelle le non-respect d’une réglementation commerciale constitue un acte de concurrence déloyale lorsqu’il permet de s’octroyer un avantage indu.

Absence d'accord formel

En ce qui concerne les décisions administratives, la cour rappelle que la société Forseti avait conclu une convention de recherche avec le Conseil d’État, mais que cette convention excluait toute réutilisation des données sans autorisation écrite préalable. Or, aucun accord formel n’ayant été produit par Forseti, celle-ci ne justifiait pas d’un droit à réutiliser plus de 1,6 million de décisions rendues par les juridictions administratives, dépassant largement le périmètre de la convention, qui ne couvrait qu’environ 145 000 décisions.

De même, la société ne démontre pas la licéité des 3 millions de décisions commerciales acquises en marge de la convention conclue avec le GIE Infogreffe, laquelle avait été résiliée dès 2018. L’ensemble de ces éléments permet à la cour de qualifier les pratiques de Forseti de comportements fautifs, ayant pour effet de bouleverser les conditions normales de concurrence sur le marché de l’information juridique. En s’octroyant un corpus jurisprudentiel sans contrepartie, Forseti a tiré profit d’un avantage économique non accessible à ses concurrents soumis aux règles classiques de contractualisation.

L’écartement des griefs de pratiques commerciales trompeuses et de parasitisme

Les éditeurs soutenaient que Forseti avait induit les utilisateurs en erreur sur l’origine ou l’accessibilité de certains contenus doctrinaux, notamment en mentionnant sur son site, entre 2016 et 2019, un « accès au fond doctrinal », parfois associé à la marque « Gazette du Palais ». Toutefois, les juges relèvent que le public ciblé est composé de professionnels du droit — avocats et juristes — qui ne sauraient être raisonnablement trompés sur la nature de l’offre. Les mentions en cause avaient par ailleurs été supprimées avant l’instance, et un système de redirection claire vers les sites tiers avait été mis en place. La pratique incriminée n’était donc ni de nature à induire en erreur, ni à altérer substantiellement le comportement du consommateur moyen, condition exigée par le droit de la consommation.

Les appelantes invoquaient également la reprise indue de titres de leurs articles doctrinaux, lesquels auraient été indexés sans autorisation sur le site Doctrine.fr. Toutefois, en l’absence de démonstration précise de l’existence de titres distinctifs, d’un savoir-faire spécifique ou d’investissements particuliers dans la formulation de ces titres, et en l’absence d’appropriation des contenus eux-mêmes, la cour estime que la reprise de titres à des fins de référencement et d’indexation ne saurait, en l’espèce, caractériser une captation indue parasitaire.

Une réparation financière et un rejet des demandes de Forseti

La cour a refusé d’ordonner la suppression généralisée de toutes les décisions obtenues en violation des textes, jugeant une telle mesure disproportionnée, difficilement exécutable et peu utile, compte tenu notamment des contrôles exercés par la CNIL depuis 2021 et de l’entrée en vigueur progressive de l’open data juridictionnel. Elle retient en revanche un préjudice certain résultant de la distorsion de concurrence subie par les éditeurs, ainsi qu’un trouble commercial et une atteinte à leur image.

En conséquence, elle condamne la société Forseti à verser à chacune des sociétés Lexbase, Lextenso et Lamy Liaisons la somme de 40 000 euros, et à chacune des sociétés Dalloz et LexisNexis la somme de 50.000 euros, en raison de la publicité comparative illicite également caractérisée dans leur cas. Une publication judiciaire, mentionnant la condamnation pour concurrence déloyale, est ordonnée sur la page d’accueil du site Doctrine.fr pendant soixante jours, sous astreinte.

La cour a rejeté enfin les demandes formées par la société Forseti au titre de la procédure abusive et du dénigrement. Les allégations relatives à une prétendue instrumentalisation médiatique du litige ne sont étayées par aucun élément concret, et les propos contenus dans les écritures des parties bénéficient de l’immunité attachée à l’exercice du droit de défense.

Un ancien salarié condamné au pénal

Deux jours plus tard, le 9 mai 2025, nouveau rebondissement du feuilleton judiciaire de Doctrine avec la condamnation par le tribunal correctionnel de Paris d’un ancien salarié de la société Forseti (éditrice du site Doctrine.fr) pour extraction frauduleuse de plus de 52 000 décisions judiciaires inédites. Le salarié en question avait été surpris en flagrant délit par le président du Tribunal de Poitiers lui-même ! Le prévenu écope de 18 mois de prison avec sursis et de 15 000 euros d’amende, pour intrusion informatique et détention illicite de documents confidentiels.

Principes fondamentaux

Si, à la manière désormais bien éprouvée de la communication inspirée par Donald Trump, Doctrine.fr a publié un communiqué triomphant expliquant qu’au fond, elle avait gagné et qu’elle se moquait des faibles montants de dommages et intérêts accordés. Cette décision est une mise en garde sérieuse contre les méthodes agressives de la société Doctrine, notamment en matière commerciale. En effet, cet arrêt marque un tournant décisif dans la régulation du marché numérique de l’information juridique. Il rappelle que l’innovation, aussi vertueuse soit-elle, ne saurait s’affranchir des principes fondamentaux de loyauté, de bonne foi et de respect de la législation. En posant une jurisprudence claire et fondée, la cour d’appel de Paris contribue à restaurer un équilibre entre plateformes émergentes et éditeurs traditionnels, au service de la transparence et de la sécurité juridique.

 

Alexandre Duval-Stalla

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