Juridique

« Est-ce qu'aujourd'hui, on imagine des Franco-Russes travailler au ministère des Armées ? » se demandait de manière faussement ingénue le président du Rassemblement National, Jordan Bardella, en annonçant son intention d'interdire aux citoyens binationaux l'accès aux « postes les plus stratégiques de l'État » lors de la campagne pour les élections législatives de 2024. Poser la question de la loyauté des binationaux a toujours été une grosse ficelle utilisée par l’extrême droite pour tenter de faire le tri entre les bons et les mauvais français. Elle a indifféremment servi contre les Juifs, contre les Algériens et désormais contre les Russes.

Français de papier

A cette polémique éculée, le franco-russe Sergueï Shikalov (Prix André Malraux 2024 pour son roman Espèces dangereuses, Seuil) oppose une réflexion toute en nuances en mêlant sa propre expérience de demandeur de nationalité française et une réflexion sur l’identité dans Français de papier, texte d’une soixantaine de pages dans la belle collection Libelle, des éditions du Seuil. Aux « Français s’identifiant comme ceux ”de souche” » qui ont peur de ces « intrus à double vie ayant infiltré leur beau pays de vins et de fromages. », il répond avec humour en racontant les différentes étapes administratives de la procédure de naturalisation, les conseils glanés sur les différents forums d’entraide et les questions posées à l’examen de naturalisation, notamment le dernier film vu, à laquelle Sergueï Shikalov répond par Le Rayon vert d’Eric Rohmer à la stupéfaction de son agent d’instruction qui ne connaissait manifestement ni l’auteur, ni le film.

Nationalité, identité et citoyenneté

Au-delà du récit cocasse, Sergueï Shikalov nous livre une réflexion sur les concepts de nationalité, d’identité et de citoyenneté. Elle commence aux meilleures sources avec l’historien Patrick Weill, le grand spécialiste de la nationalité française et de son histoire en le citant : « La nationalité française apparaît donc davantage aujourd’hui objet de représentations, de croyances, voire de stéréotypes que de connaissance. » Et pour cause, depuis la Révolution française, la France a changé son droit relatif à la nationalité française comme aucune autre nation.

Sans compter les multiples affrontements politiques et juridiques avec comme sinistres périodes la fin des années 1930 avec Pierre Laval et le régime de Vichy avec Pétain qui n’ont pas hésité à faire le tri entre les Français. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces affrontements sont particulièrement lourds dans les périodes critiques de notre histoire comme si l’étranger était toujours le bouc émissaire idéal de tous les maux fantasmés ou réels de la société française pour éviter qu’elle se confronte à ses propres réalités et à ses propres échecs. Sur ce terrain, l’extrême droite française a toujours été la championne de la récupération.

Le cassoulet et la Marseillaise

Ce qui est si remarquable dans la réflexion de Sergueï Shikalov, c’est de déplacer la question sur l’essentiel, à savoir l’identité : « Si la citoyenneté nous rattache à un Etat par le biais du registre d'état civil et par de nombreuses attestations rendant notre existence possible aux yeux de l'administration, l'identité se forge grâce à ce qu'on entend, voit, sent et ressent au cours de la vie : elle se tisse des langues que nous parlent nos parents et les voisins de l'immeuble ; elle se nourrit des plats que nous servent notre grand-mère et, plus tard dans la vie, notre amoureux italien ; elle s'écrit des livres que nous font découvrir notre grand-père géorgien et notre collègue française ; elle s'alimente des anecdotes que nous raconte notre aide à domicile lorsqu'on est à la retraite. Si exister sans identité semble impossible, pour ne pas dire réfractaire à l'idée même de l'existence, il est pourtant possible de vivre sans être rattaché à un Etat quelconque, être privé de toute citoyenneté tout en existant : s'il est possible d'être apatride (privé de patrie), il serait impossible d'être a-identitaire (privé d'identité). »

Ce texte est à rapprocher d’un texte de 1995 (prouvant que les ficelles servent depuis longtemps) du regretté Mario Vargas Llosa qui était interrogé sur le concept d’identité française : « Chacun, sans cesser d’être français ou française – et précisément parce que la culture où ils sont nés a stimulé chez eux la faculté de s’émanciper du troupeau -, a été capable de fabriquer, au cours de toute une vie, sa propre identité – faite de grandeurs ou d’infamies, d’efforts ou de chances, d’intuition ou de connaissance, ainsi que d’appétits et de penchants secrets -, c’est-à-dire d’être bien d’autres choses à la fois que ce qu’ils doivent à la plus fortuite, la plus misérable des circonstances : leur lieu de naissance. » Et Sergueï Shikalov de résumer cette étroitesse d’esprit : « Dans le langage de l’extrême droite, vouloir être français semble signifier être prêt à se noyer dans une cassole de cassoulet en chantant La Marseillaise. » Et que ça !

« France, mère des arts, des armes et des lois »

Car en réalité, la France, c’est fort heureusement bien autre chose. Et surtout beaucoup de choses ! Comme par exemple, ce que poétisait Joachim du Bellay, la France, mère des arts, des armes et des lois. Faudra-t-il faire le tri entre les poètes ? Ainsi, Villon, Baudelaire, Verlaine, Char, Eluard sont-ils vraiment considérés comme parfaitement français par ces vieux censeurs aux visages nouveaux qui seraient les seuls à décider qui serait le plus loyal à la France ?

Sergueï Shikalov les interroge directement : « L’amour pour la France doit-il forcément se construire sur les ossements de nos identités originaires ? » De même, les légionnaires étrangers morts pour la France ont-ils été parfaitement loyaux ? Faudra-t-il leur retirer leur nationalité française jusque dans leur cercueil ? Enfin, notre héritage philosophique et juridique est non seulement une histoire très française avec ses légistes, ses théologiens, ses philosophes et ses juristes, mais également une part de l’identité française qui font des droits de l’homme notre patrie. Et une part indicible de nous-mêmes. En réalité, il suffit d’interroger ceux-là même qui remettent en cause la loyauté des binationaux pour réaliser que leur inculture est à la hauteur de leurs certitudes. Sans s’embarrasser d’ailleurs d’avoir été financés par les banques russes. Ou, au contraire, pour mieux le faire oublier.

Les impôts, c’est la France

De toute cette polémique, la meilleure réponse est venue d’un agent de l’administration fiscale qui a répondu à Sergueï Shikalov qui appelait pour se mettre en règle après sa naturalisation : « Que vous soyez français ou indien, cela ne nous regarde pas. Il n’y a pas d’avantage à être français. C’est même le contraire je dirais. L’important est de payer les impôts. Et ça, vous savez, même les sans-papiers en payent. » Pour conclure, Sergueï Shikalov a raison de rappeler que « l’important est d’empêcher que la haine et l’intolérance s’institutionnalisent. » Car, en réalité, il est possible d’être russe et contre Poutine, comme il est aussi possible d’être français sans être raciste.

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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