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Friture à la Cour de cassation : la responsabilité précontractuelle rationalisée

La cour de cassation - Photo AFP

Friture à la Cour de cassation : la responsabilité précontractuelle rationalisée

Qu’est-ce qu’une information déterminante ? C’est l'une des questions que pose la décision de la chambre commerciale de la Cour de cassation le 14 mai 2025. Celle-ci met en lumière la très technique obligation d’information précontractuelle. Explications.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 18.06.2025 à 11h42

Depuis l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, le droit des contrats français s’est doté d’un cadre rénové dans lequel l’article 1112-1 du Code civil occupe une place stratégique en matière de formation contractuelle. Ce texte consacre un devoir général d’information, imposant à une partie de révéler toute information dont elle connaît le caractère déterminant pour le consentement de l’autre, dès lors que cette dernière l’ignore légitimement ou accorde sa confiance au cocontractant. Loin d’être purement déclaratif, cet article cristallise un enjeu fondamental de loyauté et de transparence dans la phase précontractuelle.

Cependant, la notion d’« information déterminante » a donné lieu à des interprétations divergentes, tant en doctrine qu’en jurisprudence. La délimitation du champ de cette obligation, sa portée concrète, les modalités de sa preuve, et les conséquences de son manquement, ont constitué des terrains de débat intenses. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 14 mai 2025 (n° 23-17.948). En introduisant une exigence cumulative inédite — le lien direct et nécessaire avec le contrat ou la qualité des parties, et le caractère déterminant pour le consentement — cette décision opère une relecture substantielle du texte et amorce une rationalisation doctrinale attendue depuis l’entrée en vigueur du nouveau droit des obligations.

Une cession de parts entravée par une contrainte réglementaire

Le litige à l’origine de l’arrêt trouve sa source dans une opération classique de cession de parts sociales d’une société exploitant un fonds de commerce de restauration rapide. Le 18 septembre 2018, le cédant cède au cessionnaire les titres de cette société qui est locataire d’un local commercial situé dans un immeuble en copropriété. Or, après la conclusion du contrat, l’acquéreur découvre que le règlement de copropriété interdit l’installation d’un système d’extraction de fumées, condition technique pourtant indispensable à l’exercice de l’activité de friture projetée — modalité jugée essentielle au bon fonctionnement de l’entreprise reprise.

Estimant que cette contrainte, pourtant connue du cédant, lui avait été volontairement dissimulée, le cessionnaire engage une action en responsabilité contre le cédant, en invoquant la réticence dolosive (article 1137 C. civ.) ainsi qu’une violation du devoir d’information précontractuelle (article 1112-1 C. civ.). Il soutient que, sans cette activité de cuisson spécifique, l’exploitation du fonds était compromise. La cour d’appel de Reims, par un arrêt du 2 mai 2023, rejette toutefois la demande en relevant que le caractère déterminant de l’information litigieuse n’est pas démontré. Le demandeur forme alors un pourvoi, contestant cette appréciation.

Vers une structuration duale du devoir d’information

La chambre commerciale de la Cour de cassation énonce que « le devoir d'information précontractuelle ne porte que sur les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties, et dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre partie ». Par cette affirmation, la Cour érige un double critère cumulatif : une condition objective, relative à la nature de l’information (lien direct et nécessaire), et une condition subjective, liée à son effet concret sur le consentement.

Ce faisant, la Cour introduit une innovation interprétative importante : la restriction du champ du devoir d’information aux seules informations qui s’articulent directement avec l’objet même du contrat ou les qualités essentielles du cocontractant. Autrement dit, l’information doit être structurellement intégrée à l’économie contractuelle pour relever de l’obligation. Il ne s’agit plus uniquement de s’interroger sur son utilité ou son intérêt, mais sur sa nécessité juridique dans la structuration de l’accord.

Cette exigence resserrée constitue une avancée méthodologique majeure. Elle permet de distinguer les informations véritablement critiques, justifiant une obligation de communication, de celles simplement utiles ou périphériques, qui relèvent de la diligence normale des parties. Elle introduit ainsi un filtre objectif dans l’analyse du devoir d’information, propice à renforcer la prévisibilité du droit.

L’exigence d’une preuve circonstanciée

Confirmant l’analyse des juges du fond, la Cour de cassation considère que l’impossibilité d’installer un système d’extraction de fumées, bien que techniquement contraignante, ne suffisait pas à établir que l’information correspondait à une condition déterminante du consentement. La simple mention de l’activité de restauration rapide dans le bail, ou encore dans l’objet social de la société, ne saurait suffire à démontrer la centralité de la modalité de friture dans le processus décisionnel du cessionnaire.

Par cette décision, la Cour affirme de manière explicite que le caractère déterminant d’une information ne peut être présumé : il doit être démontré de manière rigoureuse, en lien direct avec les intentions manifestées par les parties au cours de la phase précontractuelle, ou matérialisées dans les clauses contractuelles. La preuve de cette détermination doit reposer sur des éléments tangibles, tels que des échanges écrits, des questions explicites posées, ou des stipulations particulières dans le contrat. En outre, elle rappelle que la charge de la preuve incombe exclusivement à la partie qui invoque le manquement.

Ce faisant, la Cour s’inscrit dans une logique de rationalisation du contentieux contractuel. Elle impose aux plaideurs un effort probatoire conséquent, évitant que la notion d’information déterminante ne serve de prétexte à une remise en cause opportuniste d’un consentement librement exprimé. Elle renforce également la sécurité juridique des opérations en encadrant strictement la recevabilité des griefs.

Vers une rationalisation de la responsabilité précontractuelle

L’arrêt du 14 mai 2025 s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel visant à stabiliser le régime de l’information précontractuelle. Il clarifie que seules les informations présentant un lien organique avec l’économie du contrat ou la personne du cocontractant peuvent être qualifiées de « déterminantes ». Il s’agit d’un critère d’admissibilité juridique, visant à exclure les informations dont la pertinence serait trop indirecte, contingente ou subjective.

Cette approche incite les parties à adopter une posture proactive en phase de négociation. Elle encourage la formulation explicite des attentes, par exemple à travers des lettres d’intention, des questionnaires préalables, ou des clauses de due diligence, intégrées au contrat. Ce mouvement de responsabilisation contractuelle est de nature à faire évoluer la culture juridique vers une plus grande formalisation des échanges précontractuels, susceptible de prévenir les litiges postérieurs.

Par ailleurs, cette rationalisation du champ de l’information peut également s’inscrire dans une stratégie de maîtrise du risque contractuel. Les professionnels du droit seront ainsi conduits à recommander une documentation plus systématique de la phase préparatoire, afin de pouvoir démontrer — le cas échéant — le caractère essentiel ou non de certaines données échangées.

Vers une plus grande sécurité juridique

En imposant une exigence probatoire élevée, la Cour conditionne l’action fondée sur l’article 1112-1 à la démonstration d’un enchaînement causal rigoureux entre l’information omise et la décision de contracter. L’information doit être démontrée comme à la fois connue, non communiquée, objectivement nécessaire, et subjectivement décisive. Cette évolution conduit à une restructuration du raisonnement judiciaire, articulant les éléments factuels objectivés (contrat, courriels, annexes, entretiens documentés) avec les prétentions subjectives des parties. Ce rééquilibrage du contentieux protège les parties contre des actions spéculatives ou infondées, tout en favorisant une plus grande prévisibilité normative. Il participe également à une consolidation du contentieux de la loyauté contractuelle, en lien avec d’autres mécanismes tels que la bonne foi, le dol ou l’erreur.

Un arrêt pivot au service de la cohérence contractuelle

L’arrêt du 14 mai 2025 marque une étape décisive dans la construction d’un régime cohérent de l’obligation d’information précontractuelle. En formulant un critère dual — objectif et subjectif — de déclenchement de cette obligation, la Cour de cassation circonscrit avec rigueur le champ d’application de l’article 1112-1 du Code civil. Cette rationalisation doctrinale participe à la consolidation d’une théorie contemporaine du contrat, dans laquelle la sécurité juridique, la loyauté des échanges et la responsabilité des parties trouvent une articulation plus équilibrée. Elle appelle également les praticiens à ajuster leurs méthodes de travail, en intégrant une gestion documentaire plus rigoureuse et une explicitation renforcée des attentes contractuelles.

 

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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