Juridique

Trois procès pour l’Histoire : Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon

Klaus Barbie à l'ouverture de son procès à Lyon en 1987 - Photo AFP

Trois procès pour l’Histoire : Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon

Entre 1987 et 1998, la justice française a jugé Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon pour crimes contre l’humanité. Intégralement filmées, ces audiences historiques donnent naissance à une remarquable trilogie documentaire Crimes contre l’humanité diffusée par France Télévisions.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 13.06.2025 à 16h02

Entre 1987 et 1998, la justice française a jugé pour la première fois des crimes contre l’humanité commis sur son sol entre 1940 et 1944. Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon : trois noms devenus symboles d’un passé longtemps occulté, et dont les procès ont marqué un tournant mémoriel, historique et juridique.

Grâce à la clairvoyance du garde des Sceaux Robert Badinter, une loi votée en 1985 a permis de filmer intégralement ces audiences historiques. Ces archives, aujourd’hui rendues publiques, donnent naissance à une remarquable trilogie documentaire réalisée par Gabriel Le Bomin, Valérie Ranson Enguiale et Antoine de Meaux. Elle est diffusée (et toujours en ligne) par France Télévisions sous le titre Crimes contre l’humanité. Cette série, soutenue par des dizaines d’heures de captations judiciaires et portée par la voix sobre de Benjamin Lavernhe, constitue bien plus qu’un retour sur des procès célèbres : c’est une œuvre de transmission, un devoir de mémoire, et une leçon de justice.

À l’heure où les mémoires se fragilisent et où l’antisémitisme refait surface, cette série bouleversante constitue une ressource essentielle pour l’histoire et la justice.

Klaus Barbie (1987) : le bourreau nazi et la parole des victimes

Chef de la Gestapo de Lyon entre 1942 et 1944, Klaus Barbie fut l’un des principaux artisans de la répression nazie en France. Il est jugé à Lyon en 1987 pour crimes contre l’humanité, après une cavale de plusieurs décennies en Amérique du Sud, rendue possible par la complicité de services secrets occidentaux et les lenteurs des autorités françaises. Son procès s’ouvre le 11 mai. Il constitue une première judiciaire, mais aussi mémorielle : jamais encore la parole des survivants de la Shoah et de la Résistance n’avait été recueillie avec autant de solennité dans un cadre républicain.

Barbie refuse d’assister aux audiences, mais c’est justement cette absence qui permet aux voix longtemps étouffées de prendre toute leur place. Parmi elles, Simone Lagrange, arrêtée à 13 ans, torturée, puis déportée, livre un témoignage d’une intensité bouleversante, conservé presque intégralement dans le film signé Gabriel Le Bomin. Il y a aussi Francine Gudefin, le visage défiguré par la torture, qui tenait un restaurant dans le quartier d’Ainay, un lieu de rendez-vous pour l’Armée secrète. Elle a aidé de nombreux juifs, ainsi que des résistants.

En juin 1944, elle a été arrêtée par la Gestapo française, puis torturée pendant plusieurs jours, avant d’être embarquée dans le dernier train, parti de la prison Montluc, jusqu’à Ravensbrück. Quand elle revient, elle pèse 27 kilos. Elle a, le jour du procès, le magnifique visage de la dignité face à la lâcheté de Barbie qui ne cesse de fuir. D’autres rescapés évoquent la rafle de la rue Sainte-Catherine, la déportation des enfants d’Izieu, ou encore le convoi du 11 août 1944, dernier train de la mort parti de Lyon vers Auschwitz.

Face à cette vérité humaine, la défense – assurée par l’avocat Jacques Vergès – tente de détourner l’attention par une stratégie aussi provocante que narcissique, qui donne la nausée invoquant les crimes coloniaux français pour relativiser ceux de Barbie. Mais la dignité des parties civiles, la rigueur du parquet et la profondeur des témoignages font de ce procès une victoire sur l’indicible, selon les mots du substitut général Jean-Olivier Viout. Ce procès fondateur permet à la société française d’affronter, enfin, la réalité de la Shoah sur son propre sol.

Paul Touvier (1994) : la collaboration en accusation

Le 17 mars 1994, devant la cour d’assises de Versailles, s’ouvre le procès de Paul Touvier, ancien chef de la milice lyonnaise sous Vichy et antisémite honteux. Si le procès Barbie incarnait l’occupant nazi, celui de Touvier révèle un autre visage du mal : celui du collaborateur français, qui agit non par ordre, mais par conviction. Condamné à mort après la guerre, il avait disparu pendant près de cinquante ans, protégé notamment par des réseaux ecclésiastiques. Il sera finalement arrêté en 1989, puis jugé pour un seul crime non prescrit : l’exécution de sept Juifs à Rillieux-la-Pape, le 29 juin 1944, en représailles à l’assassinat du ministre vichyste Philippe Henriot.

Le documentaire d’Antoine de Meaux revient sur cette longue cavale, mais surtout sur les enjeux juridiques et moraux d’un procès complexe. L’accusation doit démontrer que cet acte relève d’un crime contre l’humanité, donc imprescriptible – et non d’un simple crime de guerre. Le débat s’intensifie lorsque Arno Klarsfeld, alors jeune avocat, fils de Serge et Beate Klarsfeld, semblant plus préoccupé par son style vestimentaire qu’oratoire, prend ses distances avec la stratégie de ses confrères. Contre toute attente, il affirme que Touvier a agi de sa propre initiative, refusant l’idée d’un ordre allemand ; mettant à mal l’accusation et entrouvrant la porte à un acquittement qui aurait été dévastateur. Après Vergès, il semble que certains avocats aient besoin d’exister à défaut de briller.

Ce procès est aussi celui d’un silence : celui de l’État français face aux crimes commis par des Français contre d’autres Français. Le verdict – culpabilité pour complicité de crime contre l’humanité – marque une avancée décisive : pour la première fois, la collaboration militante est reconnue comme partie prenante de la machine exterminatrice. Le film, sobre et rigoureux, fait apparaître toute la complexité de ce dossier judiciaire et politique, et donne la parole à ceux qui ont lutté, parfois seuls, pour que justice soit faite.

Maurice Papon (1997–1998) : la bureaucratie de la déportation mise à nu

Le procès de Maurice Papon, qui s’ouvre le 8 octobre 1997 à Bordeaux, est sans doute le plus long, le plus technique, mais aussi le plus édifiant des trois. Haut fonctionnaire à la brillante carrière – préfet de police de Paris, député, ministre du Budget – Papon est accusé d’avoir orchestré, en tant que secrétaire général de la préfecture de Gironde, la déportation de 1 690 Juifs entre 1942 et 1944. Le procès, qui durera six mois et connaîtra de nombreux rebondissements, est l’aboutissement de seize années de procédure, initiées après la révélation de documents accablants exhumés des archives départementales.

Ce procès ne met pas en scène un tortionnaire, mais un administrateur zélé sans affect, exécutant des ordres, validant des fichiers, signant des ordres d’internement. Le documentaire de Valérie Ranson Enguiale évite l’écueil de la technicité en mettant en lumière les visages de ces enfants raflés, séparés de leurs familles, et envoyés à Auschwitz dans les convois de l’été 1942. C’est là toute la force de ce film : montrer comment un « crime de bureau » peut aboutir à la mort de centaines d’êtres humains. Avec un Papon qui se révèle dans toute sa vilénie en profitant de la mort de sa femme pour se faire passer de manière aussi obscène qu’indécente pour une victime.

Le procès révèle aussi une administration complice, dissimulant la vérité, et une société française encore divisée. Mais, au final, le verdict tombe : complicité de crimes contre l’humanité, même si la peine (dix ans) est jugée symbolique. Le procès Papon confirme que les rouages de l’État français ont, en toute conscience, collaboré à la politique antisémite nazie. Un sujet encore sensible, mais que le documentaire aborde avec intelligence et clarté.

Une trilogie documentaire indispensable

Chacun des trois procès apporte une pièce essentielle à la vérité historique. Barbie représente l’occupation, Touvier la milice, Papon l’administration. Ensemble, ils révèlent les trois dimensions de la politique d’extermination menée entre 1942 et 1944. Grâce à une réalisation sobre, respectueuse et dense, les trois films de la collection Crimes contre l’humanité nous plongent dans les entrailles de la justice et de la mémoire. Ils redonnent à la Shoah une centralité dans le récit national français, à travers les voix des victimes, des témoins, des magistrats, des avocats, mais aussi à travers les silences et les absences. Dans un contexte où la vérité historique est régulièrement contestée, où le négationnisme réapparaît et où certains tentent de relativiser les responsabilités du régime de Vichy, cette trilogie s’impose comme un outil de vigilance démocratique. À regarder absolument !

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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