La domination oubliée. Les réflexions autour de la domination adulte sur les enfants - renommée ici « domination par l'ancienneté » - sont encore difficiles à aborder dans la sphère grand public. De même que le féminisme et l'antiracisme peuvent encore menacer certains hommes ou certaines personnes blanches et leurs privilèges, les travaux autour des enfants pensés comme « la classe d'opprimé·es la plus manipulée » restent souvent inaudibles pour bon nombre d'adultes, en particulier les parents. Dès la première page de La fabrique de l'enfance, Sébastien Charbonnier cite Christine Delphy, qui écrivait dans L'ennemi principal (t.2, Syllepse, 2001) : « La première fois que j'ai dit lors d'une réunion féministe informelle ce qui me semblait aller de soi : que les enfants sont un groupe opprimé, l'une de mes amies a fondu en larmes en protestant qu'elle n'opprimait pas ses enfants. »
Enseignant-chercheur en philosophie de l'éducation à l'université de Lille, Sébastien Charbonnier compose un brillant essai qui apporte une nouvelle pierre à l'édifice porté par des voix contemporaines comme celles de Tal Piterbraut-Merx (La domination oubliée, Blast, 2024), Juliet Drouar (La culture de l'inceste, Cui-Cui, Seuil, 2022 et 2025) ou encore le collectif dirigé par Vincent Romagny dans Politiser l'enfance (éditions Burn-Août, 2023).
S'il commence par montrer l'illusion par laquelle l'adulte se considère comme un « universel implicite de la condition humaine », soit comme la forme aboutie de l'espèce humaine, il explique assez vite que « l'adulte donne des ordres, car il s'est d'abord soumis ». La légitimité des ordres donnés par les adultes aux enfants reposerait donc sur l'expérience des adultes d'avoir eux-mêmes été soumis à des ordres pendant l'enfance, sans possibilité de les remettre en question. Selon Sébastien Charbonnier, cette domination intégrée a pour conséquence, non pas de protéger les enfants, mais de protéger le monde tel qu'il est, soit un monde orchestré par les adultes. C'est pourquoi le chercheur propose de déplacer son point de vue vers celui de l'enfant et a invité de « jeunes majeurs », de 18 à 21 ans, à écrire collectivement sur cette domination pour en « conjurer l'oubli ». Voici quelques situations pointées du doigt par ce collectif : « On entrave notre liberté de circuler / On gère notre temps à notre place / On nous impose des contacts physiques / On projette des peurs sur nous / On nous habitue à céder aux volontés d'autrui / On nous brise pour nous insérer (socialement)... » Chacune de ces situations est décortiquée et analysée de façon claire, accessible et aérée dans les chapitres suivants, nourris d'exemples concrets et de références intellectuelles, pour répondre à la question posée en début d'ouvrage : « Mais quelles solutions proposez-vous ? » « C'est simple : se taire, cesser de parler à la place, écouter pour de vrai, cesser d'abolir le consentement de l'autre, refuser de faire céder au quotidien. En résumé : laisser tomber la tyrannie du maître. »
La fabrique de l'enfance. Anthropologie de la comédie adulte
Lundimatin
Tirage: 1 500 .ex
Prix: 16 € ; 248 p.
ISBN: 9782494355071
