Avant la pandémie, votre vie était partagée entre Milan et Estoul, l'alpage du Val d'Aoste où vous habitez une partie de l'année. Quand et où avez-vous écrit La félicité du loup ?
Paolo Cognetti : J'avais commencé à imaginer l'histoire et le personnage de Sylvia, qui part travailler dans un refuge sous un glacier, quand j'ai terminé Les huit montagnes parce qu'après ce roman très masculin, je voulais raconter la montagne des femmes. Mais ce livre a été un peu difficile à commencer car à ce moment-là, j'avais beaucoup de choses à faire. J'étais un peu trop dans le monde et j'avais du mal à sortir de cette vie d'écrivain qui voyage beaucoup. La pandémie a été l'occasion de me poser, de retrouver le temps d'écrire et de lire. J'étais confiné à Milan et pour la première fois de ma vie, il était impossible d'aller en montagne. Le roman est né du désir de la retrouver, d'un besoin de liberté et de légèreté.
Les huit montagnes ont été publiées dans une quarantaine de pays, vendues à plus d'un million d'exemplaires. Et le tournage de l'adaptation cinématographique a commencé début juin. Qu'est-ce que la reconnaissance a changé dans votre vie ?
Je n'ai pas cherché à me protéger du succès mais au contraire à l'utiliser pour faire quelque chose, ici, en montagne. Nous avons ainsi monté un festival à Estoul, Il richiamo della foresta (L'appel de la forêt) qui a connu trois éditions. Surtout, j'ai fait rénover la vieille grange qui est à quelques mètres de ma baita pour la transformer en refuge résidence pour des écrivains et des artistes. Quant au film, j'ai participé à l'écriture du scénario et aux repérages car le réalisateur belge Felix Van Groeningen a choisi de tourner sur les lieux du livre. C'est très émouvant de voir cette équipe d'une cinquantaine de personnes travailler et ramener de la vie dans le village après des mois d'arrêt. J'espère pouvoir les accompagner pour la suite, au Népal, à l'automne.
La félicité du loup, qui revient dans ce Val d'Aoste que vous avez redécouvert à 30 ans, met en scène une montagne peuplée et laborieuse...
Après Les huit montagnes, on m'a beaucoup parlé de la montagne symbolique, du signifié de la montagne, de la montagne poétique et j'étais un peu fatigué de cette image parce qu'en habitant ici la moitié de l'année, je sais qu'il y a aussi une montagne très pratique, très quotidienne. Une montagne qui est simplement un lieu où des gens vivent, travaillent, essaient de gagner un peu d'argent pour survivre. Se rencontrent et s'aiment, cherchent le bonheur. Il y a beaucoup d'humanité, des métiers, des activités très liées au lieu, dans cette montagne-là qui est comme un jardin à seulement deux heures de Milan, habitée, différente de la wilderness de l'Himalaya et de l'Alaska. Et puis je voulais me sentir plus proche des montagnards en racontant l'histoire du point de vue de ceux qui vivent là car j'ai toujours l'impression de parler de la montagne comme un citadin qui l'a idéalisée. De la ville, on voit souvent ces lieux comme des endroits qui devraient toujours rester les mêmes. Pourtant les loups reviennent, les arbres tombent, les glaciers fondent..., la montagne change tout le temps.
Fausto, l'écrivain de 40 ans, en instance de divorce, embauché comme cuisinier saisonnier dans le bar restaurant Le festin de Babette, semble avoir beaucoup de points communs avec vous. Quel est le dosage entre l'autobiographie et la fiction ?
Dans mes fictions, il y a toujours des personnages réels. Ce sont mes amis et j'écris pour leur dire que je les aime. Je voulais par exemple remercier Babette qui m'a réellement embauché à l'hiver 2010 comme cuisinier, un travail qui m'a intégré dans la communauté montagnarde. Reparler de mon ami Remigio qui est ici devenu Santorso. Et évoquer les femmes que j'ai rencontrées. Ensuite, l'histoire autour arrive un peu comme un rêve et je fais jouer des gens que je connais très bien dans le théâtre de mon imagination. Mais comme j'ai une formation en mathématiques, j'ai aussi besoin de logique, d'un plan, d'une structure, c'est pour cela que le livre d'Hokusai, Trente-six vues du mont Fuji, a été très important au début de l'écriture. Fausto me ressemble tout en empruntant aussi beaucoup aux personnages de Raymond Carver qui a souvent imaginé cette figure de l'écrivain qui n'arrive plus à écrire, qui ne va pas très bien. C'était comme un retour à une certaine littérature américaine de laquelle j'étais parti pour devenir un écrivain de montagne, un écrivain des Alpes...
Justement on vous considère aujourd'hui comme l'un des plus grands romanciers de montagne, vous reconnaissez-vous totalement sous cette étiquette ?
Quand j'ai commencé, j'étais celui qui écrivait sur les femmes, le couple, puis comme j'écrivais des nouvelles, je suis devenu un écrivain américain. Ces dernières années, j'ai lu beaucoup d'auteurs de nature writing, cette tradition anglo-saxonne qui fait de la nature un personnage, qui n'existe pas vraiment en Italie ou en France. Je voudrais parvenir à faire tenir tout ça dans un seul écrivain, englober toutes ces dimensions.
Vous avez fait une école de cinéma, écrit un documentaire sorti en 2020 en Italie dont vous êtes le protagoniste principal. Quel lien faites-vous entre l'écriture et le cinéma ?
Le film, Sogni di Grande Nord, c'était ma recherche de quelques racines américaines. Revenir à tous les mythes qui ont été très importants pour l'homme et l'écrivain que je suis. Un peu comme les saumons, je suis remonté à mes sources avec ce voyage qui commence sur la tombe de Carver près de Seattle, traverse les lieux de Jack London pour terminer au Magic Bus de Chris McCandless d'Into the Wild. Mais écrire mes livres de voyage, comme Carnets de New York ou Sans jamais atteindre le sommet, a été une autre façon de faire des documentaires. La fiction, c'est toujours un peu regarder dans un miroir. On est enfermé dans sa maison pour un voyage à l'intérieur de soi-même. L'écriture de voyage, c'est ouvrir les fenêtres. C'est comme prendre de l'air. J'aimerais pouvoir écrire un livre de voyage entre chaque roman.
La félicité du loup paraît simultanément en France, en Allemagne, en Hollande, en Espagne, deux mois avant l'Italie, ressentez-vous une forme de pression ?
C'est drôle de se dire qu'à partir de ce petit endroit des Alpes, je suis devenu un écrivain international. L'attente que je ressens rend bien sûr ma vie un peu plus compliquée mais le succès a surtout été un grand cadeau qui m'a permis de concrétiser mon rêve de lieu de résidence. Même si ce projet va un peu contre ma nature. Car j'ai beaucoup expérimenté la solitude, le voyage. Être quelqu'un qui reçoit, qui accueille est inédit pour moi. C'est la nouvelle aventure de ces prochaines années.
La félicité du loup Traduit de l’italien par Anita Rocheby
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Tirage: 25 000 ex.
Prix: 18,50 € ; 216 p.
ISBN: 9782234092273