Vie et mort d'une femme invisible. Rappel des faits. Le 16 novembre 1980, dans son appartement de l'École normale supérieure, après plus de trente ans de vie plus ou moins commune, le philosophe Louis Althusser étrangle sa femme, Hélène Rytmann. Aujourd'hui on parlerait sans doute de féminicide ; à l'époque il n'en fut guère question, juste de l'identité et de la personnalité du meurtrier, grande figure de la philosophie marxiste de ces années-là, connu du Tout-Paris qui avait alors quelque prétention à l'usage de la pensée et au maniement des concepts. À tel point qu'Althusser, en proie depuis longtemps à de graves troubles psychologiques comme quasiment personne ne l'ignorait, apparaîtra presque comme la victime dans cette affaire. Au terme d'une instruction excessivement rapide et ayant bénéficié du soutien unanime de l'intelligentsia, il sera déclaré pénalement irresponsable. Quant à la vraie victime, elle restera remarquablement absente des pensées comme du souvenir (si ce n'est quelques mentions ici ou là, presque toutes absolument et scandaleusement misogynes) comme finalement elle l'avait été sa vie durant.

C'est la raison pour laquelle Les fragments d'Hélène, le livre que la journaliste Johanna Luyssen consacre à cette femme en quelque sorte invisible (ou invisibilisée), est aussi juste et nécessaire. Elle écrit : « Je sais bien ce qui est au cœur de ma démarche d'écriture, elle est transparente et terriblement actuelle. Il s'agit de rendre visible une femme qui se trouve au croisement de tant d'invisibilisations : femme, mais aussi : femme juive du xx^e siècle, mais aussi : femme résistante, mais aussi : épouse du grand homme. Il s'agit, en somme, de faire jaillir la lumière d'Hélène. » Elle s'y emploie sans faillir, n'omettant rien de cette ombre angoissante qui pesa sur toute la vie d'Hélène Rytmann et qui avant d'être celle de la tragédie fut d'abord celle de la tristesse... Parce que les existences, surtout celle-là, ne se réduisent jamais au fait divers qui les conclut, Johanna Luyssen, avec une belle empathie, peut-être même avec sororité, redonne toute sa place à cette femme parmi d'autres, assistante de Jean Renoir, résistante, communiste fervente et lâchée par le Parti, chercheuse en sciences sociales, sœur d'un grand propriétaire de salles de cinéma surnommé « l'empereur de Montparnasse » et, donc, femme d'Althusser. Donc et entre autres...