Naufragée de la vieillesse. Dans Creuser voguer (Cornélius, 2023), Delphine Panique maquillait en récits farfelus des portraits de travailleuses saisonnières pour mieux parler de précarité. Poursuivant son travail sur la place de la femme dans la société entamé en 2015 avec En temps de guerre (Misma), c'est sans fard mais avec toujours autant d'inventivité qu'elle aborde ici le sujet de la vieillesse, à travers une antihéroïne âgée tout ce qu'il y a de plus acariâtre. Cette petite-cousine de la Carmen Cru de Jean-Marc Lelong, avec laquelle elle partage notamment la misanthropie, le regard mauvais et un physique décrépit, donne le ton dès les premières pages. -Trimballant péniblement son caddie, elle insulte (en pensée) les plus jeunes qui la dépassent ; au restaurant, elle crache dans le plat d'une famille qui, prise de pitié de la voir seule à table, l'avait invitée à la sienne ; elle double ostensiblement des jeunes femmes dans la queue au supermarché « pour les faire chier »...
Mais Delphine Panique s'éloigne assez vite de ces scènes d'exposition triviales. Et sa vieille dame pas toujours digne (ses horribles remarques d'un racisme d'un autre âge adressées à son infirmière noire), et surtout beaucoup plus -complexe qu'elle n'en a l'air, va alors dresser le bilan de sa vie. Cette solitaire déplore qu'on lui ait inculqué dès l'enfance que c'est l'amour qui donne du sens à l'existence. Elle repense avec amertume à sa médiocre vie de mère au foyer, entre alcool, maris absents et/ou violents, bien loin de ses rêves de jeunesse d'artiste bohème. Mais ses ruminations et ses regrets sont entrecoupés par d'impayables touches d'humour sarcastique et autodépréciatif - elle a gardé l'esprit affûté et la langue acérée.
Surtout, l'autrice, grâce à son sens de la poésie entre absurde et fantaisie, confère à sa créature des pensées plus oniriques, plus philosophiques. Visitant une grotte, la vieille dame compare les concrétions à son apparence déliquescente - planches où, par ailleurs, le dessin minimaliste et abstrait de Delphine Panique s'exprime au mieux. Quand elle s'imagine sa mort prochaine, c'est façon Mort à Venise ou La ballade de Narayama. Elle évoque « une brume [...] propice à la rêverie » qui commence à envahir sa tête. Confus, étiolés, ses souvenirs s'y mélangent.
Dans cet album au trait simple, toujours ingénieux, où la mélancolie le dispute à l'humour, Delphine Panique réfléchit avec finesse sur le temps qui passe, sur la finitude, et sur le désarroi face à la décrépitude, à la solitude, aux souvenirs qui s'effacent, à la vision que l'on offre aux autres, à l'abandon des contacts humains et des relations sexuelles (même si la protagoniste fantasme encore sur les fesses et sur son aide-ménagère Diego !). À la fois épouvantable, pathétique, grossière, drôle, attachante, la vieille femme est simplement humaine. Quand on lui demande si elle pense avoir raté ou réussi sa vie, sa réponse, agacée : « J'ai fait ce que j'ai pu. »
Vieille
Misma
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 19 € ; 120 p.
ISBN: 9782494740211
