Prométhée déchaîné. On en a lu des bonnes bandes dessinées, en 2025. Mais Tongues les éclipse toutes. Ce diptyque, dont voici l'ample premier volet (le second est attendu pour 2027), est l'œuvre la plus ambitieuse d'Anders Nilsen. Cet auteur américain au style âpre et aux récits à la fois bouleversants et métaphysiques (comme Big Questions, L'Association, 2012) mène une recherche passionnante sur le rapport fond/forme (voir l'intime Fin et le théâtre d'ombres de La colère de Poséidon, Atrabile, 2015 et 2018). Mais Tongues va bien au-delà.

Inspiré du Prométhée enchaîné d'Eschyle, l'album tourne autour d'un être divin menotté à une montagne, visité quotidiennement par une aigle qui lui grignote le foie. Durant des siècles, il suit l'évolution de ses protégés, les humains, tout en fomentant sa vengeance contre les dieux qui l'ont puni pour son arrogance. De nos jours, une petite fille développe des pouvoirs puissants et sème, malgré elle, la mort sur sa route. Enfin, un jeune adulte portant un ours en peluche dans son dos traverse un désert après avoir assassiné sa famille...

Bavard et ardu dans sa première moitié, mais déjà fascinant, ce volume se mue peu à peu en un récit d'aventures palpitant et dérangeant, où la violence est partout, et le libre arbitre, semble-t-il, nulle part. Pour mettre en scène cette lutte divine, avec pour enjeu rien de moins que la survie de l'espèce humaine, Anders Nilsen construit un univers graphique unique. Ses planches sont faites de cases de toutes formes (triangulaires, hexagonales...), qui s'imbriquent les unes dans les autres pour imprimer des motifs entêtants ou des structures qui guident le regard tout en faisant perdre pied. À l'intérieur, un trait réaliste se mêle à des représentations hallucinées. Là encore, ce n'est pas un pur exercice de style, mais la recherche de la meilleure manière de raconter un monde en proie au capitalisme débridé, aux extrémismes religieux et au dérèglement climatique, et où les hommes jouent leur survie dans une partie de dés avec les anciens dieux. Vertigineux et totalement maîtrisé, dans le fond et la forme comme dans l'émotion, Tongues retourne les tripes et le cerveau comme jamais depuis fort longtemps.