Née à Washington, mais vivant à Varsovie, femme de l’actuel ministre polonais des Affaires étrangères, prix Pulitzer 2004 pour Goulag, une histoire (Grasset, 2005), la journaliste et historienne Anne Applebaum (50 ans) est considérée comme la plus éminente spécialiste occidentale du communisme soviétique. Elle a publié en 2012 aux Etats-Unis, son livre majeur, Rideau de fer, aujourd’hui traduit aux éditions Grasset.
Précisons que l’ouvrage ne déçoit pas l’écho porté par la presse américaine. Dans Rideau de fer, consacré aux façons dont le stalinisme pose sa poigne de fer sur l’Europe de l’Est entre la fin de la guerre et 1956, Applebaum choisit de s’intéresser essentiellement à trois pays de cette progressive soumission : l’Allemagne de l’Est, la Hongrie et la Pologne. Ce que démontre l’auteure avec rigueur, c’est que cette affaire fut question de causes et de conséquences, de préparation autant que d’improvisation. Sans rien cacher de "l’ontologie impérialiste" du stalinisme, Applebaum rappelle que son triomphe de Berlin aux marches russes fut d’abord dû à l’indolence de ses partenaires occidentaux. Ensuite, c’est moins un système qu’un système de pensée qu’elle dissèque, moins une idéologie dont les faillites étaient déjà patentes qu’une méthode, menée avec précision et détermination, de conquête du pouvoir et de mainmise d’abord sur les corps intermédiaires, avant de s’attaquer à l’appareil d’Etat. Toutefois, si l’historienne est aussi convaincante, la journaliste ne lui cède en rien. Recueillant les derniers témoignages encore exploitables, Applebaum trouve l’angle de vue, la scène forte par laquelle la grandeur tragique et bouffonne du régime se trouve illustrée. Et bien que chacun des trois pays étudiés présente des histoires et des visages différents, ce sont les mêmes mécanismes qui seront mis en place : édification d’une nouvelle génération politique formée à Moscou (ce qui implique l’éradication de toute tentative communiste locale) et puissance d’une police secrète issue du NKVD soviétique. Les marges de manœuvre sociétales, économiques et culturelles rétrécissant toujours plus. C’est un roman noir (et rouge) que nous offre Anne Applebaum en détective de la mémoire. Le roman de milliers d’oubliés broyés par une idée tombée en de mauvaises mains. O. M.