À peine reconnaissable, elle dévale la colline de Belleville sur son vélo électrique neuf, qu'elle a acheté durant le confinement. Son casque beige couvre ses cheveux auburn, ses grandes lunettes en écaille encadrent son regard bleu perçant.
Débarrassée de ses accessoires, elle se pose en terrasse, en face du canal de l'Ourcq. Vanessa Springora sort alors de l'anonymat. Six mois après la parution du Consentement (Grasset), où elle raconte sa relation sous emprise à 14 ans avec l'écrivain Gabriel Matzneff, la directrice de Julliard fait encore l'objet de tous les regards.
Elle sourit puis émet un imperceptible « merci » lorsqu'une jeune femme interrompt la discussion que nous venons d'engager : « Vous avez eu le courage d'écrire ce texte, merci d'avoir brisé un tabou, merci pour toutes ces personnes qui ont vécu des expériences similaires. »
Ces marques de gratitude, elle les reçoit sans discontinuer, à l'oral comme à l'écrit, depuis le début de l'année. Des lettres lui parviennent par la poste et des centaines de messages via les réseaux sociaux. Des témoignages de victimes, des demandes d'historiens, d'anthropologues, de magistrats... Tout comme des lettres d'insultes proférées par des admirateurs de Gabriel Matzneff.
L'édition comme militantisme
L'onde de choc médiatique n'a pourtant pas éveillé en elle le besoin d'embrasser une cause féministe. « Je ne veux pas que ma parole s'imprègne dans la société, c'est le livre qui a une valeur et un écho, souligne-t-elle en écrasant une cigarette. J'ai envie de continuer mon métier d'éditrice, mon militantisme je l'exprime dans les textes que je publie. »
Depuis Le consentement, sa vision littéraire et ses goûts se sont réaffirmés. « J'ai reçu de nombreux manuscrits relatant des actes de harcèlement sexuel, mais ce n'est pas un sillon que j'ai envie de creuser, raconte la patronne de cette branche de Robert Laffont (Editis). Je suis sensibilisée aux questions de domination en général. Qu'elles soient d'ordre économique, patriarcal, entre deux sexes ou pas forcément. » Elle cite le premier roman de Maylis Adhémar, Bénie soit Sixtine, qu'elle publie en août, où il est question de l'emprise exercée par un milieu fondamentaliste religieux sur une jeune fille vulnérable.
L'éditrice de 48 ans compte poursuivre l'exploration de l'autofiction, genre qu'elle affectionne. « J'essaie de sensibiliser les écrivains aux préoccupations de toutes ces personnes qui n'ont pas choisi d'apparaître dans un livre. Comme un enfant n'a pas choisi d'avoir un parent écrivain, explique-t-elle. J'essaie d'éviter que ces personnes se trouvent figées dans une subjectivité, enfermées. » Comme elle-même l'a été dans La prunelle de mes yeux (Gallimard, 1993) ou dans bien d'autres volumes des journaux intimes de Gabriel Matzneff.
Sa trajectoire personnelle explique aussi ses précautions. En 2014, déjà éditrice chez Julliard, elle « s'interroge sur le point de vue moral » et fait inscrire un avertissement au lecteur dans les premières pages de Cocaïne : Business Model, premier roman de Christophe Mouton. « Si les éditeurs avaient prévenu les lecteurs du contenu des journaux de Matzneff, des journalistes auraient peut-être brossé des portraits moins élogieux », lâche-t-elle.
Le temps de l'autocritique
Quels rapports entretient-elle aujourd'hui avec ce monde de l'édition « complaisant » vis-à-vis du dandy pervers qu'elle a fui pendant de longues années ? À la tête de cette maison littéraire d'Editis, depuis le départ de Betty Mialet et Bernard Barrault en 2019, Vanessa Springora présente sa première rentrée littéraire en août et ne cache pas un certain malaise lorsqu'on évoque le système des prix littéraires. « Je me rapprocherai des jurés que je considère sincères », réagit-elle. L'attribution du Renaudot Essai à Gabriel Matzneff en 2013 l'avait encouragé à se lancer dans l'écriture du Consentement. « Ma relation avec ce jury sera peut-être compliquée... Je constate toutefois que deux personnes ont voulu démissionner. Peu importent leurs raisons, cela révèle un manque de transparence ou de renouvellement en interne. Voilà pourquoi je pense que nous pouvons nous diriger vers un système de prix plus démocratiques, avec des jurys tournants. Ce milieu est prêt pour l'autocritique. » Lauréate du Grand Prix Elle du document 2020, elle insiste sur la diversité des récompenses : « Les grands prix n'ont pas le monopole. »
Aujourd'hui, elle poursuit son chemin, encouragée par l'accueil que le public a réservé à son livre (120 000 exemplaires vendus depuis janvier d'après GfK), « signe de progrès social ». Plus légère aussi, libérée d'un secret qui la rongeait : « Écrire était une nécessité physique, j'en serais morte si je ne l'avais pas fait. »
Le consentement trône toujours sur l'étagère de son fils de 14 ans. Il ne l'a pas encore lu mais la soutient sans faille depuis le début, tout comme son compagnon et sa belle-fille, une fière féministe d'une vingtaine d'années. « Ils me comprennent mieux désormais, ils sentaient en moi ces traces du passé. » Son entourage professionnel a enfin saisi la discrétion de cette éditrice arrivée en 2006 dans la maison fondée par René Julliard. « Je n'ai jamais cherché à me faire connaître parce que j'ai toujours ressenti la toxicité potentielle que pouvait avoir ce milieu », souligne-t-elle pour justifier sa distance vis-à-vis du métier.
Un métier féminisé
« Aujourd'hui, j'ai confiance dans l'avenir de l'édition, poursuit-elle. Même si le machisme est toujours très présent, on assiste à une féminisation dans les maisons d'édition et à un renouvellement des générations. » Ils sont loin ces temps où, toute petite, alors qu'elle venait d'apprendre à écrire, cette Parisienne trouvait plus naturel de composer des poèmes « au masculin » qu'au féminin. « Nous avons lu tant d'hommes et depuis si longtemps ! J'aime beaucoup le collage anti-féminicide placardé dans Paris : "Ne protégez pas vos filles, éduquez vos garçons." Il faut que les hommes lisent davantage, si possible des femmes. »
Son vœu le plus cher pour les années à venir ? « Publier des très jeunes, ils ne sont pas assez représentés en littérature. » Ses yeux brillent lorsqu'elle cite la précocité prodigieuse d'Arthur Rimbaud ou Bonjour tristesse, publié chez Julliard par Françoise Sagan à seulement 18 ans. « Les jeunes ont d'autres choses dans leur tête. Saint-Germain-des-Près ne leur évoque rien du tout, leurs tropismes sont ailleurs ! » Si elle découvre des nouvelles voix, elle devra prendre là aussi de nouvelles précautions. « C'est toujours compliqué de mettre en situation de médiatisation ou de succès des gens qui ne sont peut-être pas armés. »
Avant d'affronter cette première rentrée littéraire en tant que directrice de Julliard, Vanessa Springora rêvait des trois semaines de vacances qu'elle attendait depuis longtemps. Elle rêvait de massages et de thalasso en France, de repos sans portable ni manuscrits. Elle rêvait de plaisirs simples en guise de récompense, après une année décisive pour elle. 2020 a marqué le point de départ d'une nouvelle histoire, celle qu'elle s'applique à raconter désormais aux commandes d'une maison d'édition littéraire française.
ENCADRE BIO
1972 Naissance à Chatou. 1985 Rencontre avec Gabriel Matzneff, qu'elle appelle G. dans son livre. 1998-2002 Part vivre au Mexique. Coopérante à l'Institut français d'Amérique latine. 2006 Entre chez Julliard comme assistante d'édition. 2016 Se décide à écrire Le consentement. 2019 Devient directrice des éditions Julliard.