London calling. Nous sommes au début des années 1950 et la grande roue sur la Tamise n'attire plus les touristes. Les sous-marins allemands ont réussi, dix ans auparavant, à remonter le fleuve et à faire sauter la Chambre des communes, puis le drapeau nazi a été accroché sur le fronton de Buckingham Palace. Le flegme, l'humour et le goût de l'élégance typiquement british ont disparu. La ville-monde n'abrite plus que des parias et des citoyens résignés qui, pour survivre, ont appris à être vicieux et combinards. Le cinéaste berlinois Gunther Sloam débarque dans ce triste et gris protectorat du Reich après avoir reçu une lettre de l'actrice Ulla Blau, connue pour ses rôles dans des films patriotiques et avec laquelle il a eu autrefois une liaison passionnée. Ulla est en danger et implore son aide. Gunther se retrouve pris dans un engrenage digne des polars les plus sombres et embrouillés. Ulla s'est évaporée, et Gunther est arrêté pour meurtre par un sournois inspecteur de la Gestapo locale, Tom Everly, qui se prétend cinéphile mais qui a largement participé aux purges des bibliothèques. Remis en liberté, Gunther arpente les bas-fonds de la ville, entre pubs victoriens et véritables foires aux freaks, à la recherche d'un nain qui pourrait le mettre sur la piste de son amie. Les cadavres balisent sa route, dans un univers où règnent le trafic de drogue et la prostitution, tandis que l'image et la réputation d'Ulla sont peu à peu entachées au fil de son enquête.
L'écrivain israélien Lavie Tidhar, installé à Londres et lauréat de nombreux prix, dont le prix World Fantasy pour Osama en 2012 (Panini Books, 2013), a déjà montré son talent à dévoyer les genres de l'imaginaire et à revisiter l'Histoire, notamment lorsqu'il a eu l'idée aussi saugrenue que géniale de déplacer le conflit -israélo-palestinien dans la région des Grands Lacs à l'Est de l'Afrique, dans Aucune terre n'est promise (Mnémos, 2021). Dans Une espèce en voie de disparition, uchronie dans laquelle on ne croise pas de résistants et où la victoire allemande ne semble être qu'un sujet périphérique, Tidhar détourne habilement l'attention, nous plonge dans la fange londonienne en montrant que certaines formes de survie sont universelles. Il dresse un tableau tristement décadent des mœurs anglaises sous l'Occupation, qui inspire avant tout ennui et mélancolie... De fait, sa façon de dédramatiser l'horreur nazie est, en jouant sur le deuxième degré, le véritable aspect subversif du roman, dans lequel les personnages semblent tous figés dans ce passé alternatif : jamais ils ne se projettent dans un quelconque avenir.
Cette uchronie s'inscrit dans un thème narratif devenu récurrent, à savoir le postulat romanesque selon lequel la Deuxième Guerre mondiale aurait été gagnée par les nazis, du Maître du haut château de Philip K. Dick aux Îles du Soleil de Ian R. MacLeod ou Fatherland de Robert Harris. C'est avec une brillante originalité que Tidhar s'est emparé de cette idée, jouant sur une morale de l'histoire troublante et ambiguë, en laissant les criminels affirmer que le mal qu'ils ont fait n'était qu'une activité pour passer le temps avant la fin du monde.
Une espèce en voie de disparition
le Bélial
Traduit de l'anglais (Israël) par Julien Bétan
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 11,90 € ; 112 p.
ISBN: 9782381632025
