Livres Hebdo : Algérie, une guerre sans gloire : histoire d’une enquête est sorti en 2005. Pourquoi le rééditer en 2025, vingt ans plus tard ?
Florence Beaugé : Cette idée m’est venue avant la crise franco-algérienne que nous traversons actuellement. Le livre n’était plus commercialisé, et je l’ai mentionné pendant une conférence. Les éditions du Passager Clandestin m’ont alors approchée pour me proposer de le rééditer, et mon éditeur d’origine, Calmann-Lévy, leur a cédé les droits gratuitement.
Ce projet me tenait à cœur, car je savais qu’il n’était pas terminé ni enterré, et qu’il finirait par ressurgir tôt ou tard. Certains aspects de la Guerre d’Algérie sont encore des angles morts, comme la question des viols. Neuf femmes sur dix ont été violées pendant leurs interrogatoires, et il y a aussi eu beaucoup d’hommes violés, qui sont encore plus réticents à le dire. Cette pratique, qui était une méthode d’interrogatoire classique, remonte pratiquement à la conquête de l’Algérie, un siècle plus tôt.
Quelles modifications ont été effectuées ?
J’ai rajouté des choses, je n’en ai retiré aucune. J’ai notamment étoffé la vie de la rédaction du Monde, cette histoire dans l’histoire qui se déroulait en même temps que la découverte de ce qu’a été la Guerre d’Algérie. J’ai été entraînée malgré moi dans ce passé en travaillant sur les pays du Maghreb, parce qu’il est omniprésent en Algérie. Certains collègues journalistes n’en croyaient pas leurs oreilles. Après tout, qu’est-ce que la torture sinon l’inimaginable, l’inexplicable, l’irracontable ? Dans cette nouvelle version, j’ai pu rajouter de nouveaux témoignages, comme celui de l’artiste et ancien résistant Habib Reda, et revendiquer mes influences, à commencer par Pierre Vidal-Naquet.
« L’État français a encore du mal à reconnaître le caractère systémique des tortures : il ne s’agissait pas de dérapages ou d’initiatives individuelles »
Les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi ont également écrit une préface dans laquelle ils font le bilan de ce qui s’est produit ces vingt dernières années. Il y a aussi un épilogue où j’explique ce que sont devenus les protagonistes de l’enquête : l'ancien général Maurice Schmitt ou Mohamed Moulay, l'enfant au poignard. Le tout se lit comme un polar, qui retrace mon cheminement et le retour de mémoire intervenu au cours ces six années d’enquête.
La sortie de cette version augmentée intervient deux mois après le décès de Jean-Marie Le Pen. À cette occasion, des médias comme L’Humanité ont remis en avant vos travaux autour de l’affaire du poignard. Comment vivez-vous ce contexte ?
J’ai été choquée que les médias français ne donnent pas davantage la parole aux Algériens suite à sa mort, et que beaucoup de personnalités publiques le considèrent comme un « lanceur d’alerte » sur l’immigration. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg quand on parle de l’Algérie. Ce que je souligne dans le livre, comme d’autres intellectuels et militants avant moi, c’est que l’État français a encore du mal à reconnaître le caractère systémique des tortures : il ne s’agissait pas de dérapages ou d’initiatives individuelles, comme me l’a confirmé l’ancien général Jacques Massu en interview. Les politiques étaient parfaitement au courant de ce qui se passait, et l’encourageaient. C’est la reconnaissance, et non la repentance de la France, qui est demandée par le peuple algérien, et je veux que les Français comprennent ce traumatisme intergénérationnel qui a eu son rôle à jouer dans la crise actuelle. Tout le monde est un peu malade de la Guerre d’Algérie.