Éduquer nos enfants. « J'avais bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres à m'empêcher de rire de ce monde renversé... » Le narrateur de L'autre monde ou les États et empires de la lune (1653) de Cyrano de Bergerac débarque sur la lune et rit sous cape en découvrant les mœurs de ses habitants, les Séléniens. On connaît le trope baroque d'un ailleurs imaginaire qui marche sur la tête pour dénoncer notre réalité qui ne tourne pas rond.
Dans Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Eduardo Galeano (1940-2015), dont les éditions Lux rééditent les œuvres complètes, donne le la en citant Al Capone en exergue. De nos jours, il n'y a plus de respect, se plaint dans une interview le célèbre gangster de Chicago (quelques jours avant son incarcération). Comme s'il prenait acte du constat de Scarface, Galeano présente ici des préceptes éducatifs sous forme de guide de l'enseignant ou manuel pédagogique pour parents. On goûte l'ironie de ce vade-mecum de l'éducateur qui couvre aussi bien les champs de la grammaire et du langage que ceux de l'économie, de la famille, de la religion, du civisme. Un bon système crée de bons citoyens, à l'inverse un mauvais en engendre des mauvais. Aussi le pédagogue se doit-il d'« éduquer par l'exemple ». Dans une leçon inaugurale sur les modèles à suivre, « le monde à l'envers, lit-on, récompense à l'envers : il méprise l'honnêteté, punit le travail, encourage l'absence de scrupules et alimente le cannibalisme ». Normal puisque, selon ses maîtres, l'injustice est une loi naturelle. « L'un des plus prestigieux de son corps enseignant », Milton Friedman, l'économiste néolibéral de l'école de Chicago (décidément la ville des vents a des ressources), parle du « taux naturel de chômage ». « Les tueurs à gages accomplissent, au détail, la même besogne que celle qu'exécutent, à grande échelle, les généraux décorés pour des crimes hissés au rang de gloire militaire. » Quant aux voleurs à la tire, ils ne sont que « la version artisanale des grands spéculateurs qui font fortune en dévalisant des foules par ordinateur ». Au-delà de l'aspect militant et sarcastique, l'auteur de Mémoire du feu (Lux, 2013) rappelle quelques vérités sur les collusions entre multinationales nord-américaines et dirigeants latino-américains, le racisme systémique de l'histoire de l'art occidental, ou encore « l'impunité des exterminateurs de la planète »... Démocratie, liberté, mérite ? Le monde à l'envers n'est pas sur la lune mais bien sur terre, où on nous la fait un peu à l'envers.
Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers
Lux Éditeur
Tirage: 2 700 ex.
Prix: 22 € ; 360 p.
ISBN: 9782898331145