Entretien

Cécile Touitou : « Les statistiques en bibliothèque sont un outil d'amélioration, non de gratification »

Cécile Touitou, responsable Cellule Prospective à la bibliothèque de Science Po de Paris - Photo Olivier Dion

Cécile Touitou : « Les statistiques en bibliothèque sont un outil d'amélioration, non de gratification »

Un éventail de statistiques s'offre aux bibliothécaires. Mais lesquelles choisir, et comment les lire sans tomber dans des biais ? Cécile Touitou, coordinatrice de Compter pour raconter. Du bon usage des données en bibliothèque, paru en mars aux Presses de l'Enssib, nous éclaire.

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Par Fanny Guyomard
Créé le 12.05.2025 à 17h30

Livres Hebdo : À quoi servent les statistiques d'une bibliothèque ?

Cécile Touitou : Elles permettent de bien la piloter. Comparer par exemple le nombre de places assises en bibliothèque universitaire et leur taux d'occupation permet de gérer la saisonnalité des lieux, de voir clairement qu'il y a moins d'étudiants en BU l'été, donc de prévoir moins de personnel sur des périodes précises. Ne pas décider au doigt mouillé, mais avoir une gestion éclairée par les données. Ajuster les services de la bibliothèque, répondre finement aux attentes, établir des priorités. Si les prêts s'effondrent en BU, faut-il reporter le stockage des documents en périphérie afin de dégager de la place pour les espaces de travail ?

Le choix des données à analyser et leur interprétation sont des points politiques et cruciaux... mais dangereux ?

L'aspect moins vertueux, c'est évaluer la performance au sens libéral du terme, comme c'est arrivé en Grande-Bretagne : les décideurs ont considéré la bibliothèque seulement sous l'angle du lieu de prêt, ont regardé les chiffres qui s'effondraient sur ce point, et établi que ces établissements ne servaient à rien !

La responsable de la bibliothèque de l'université d'Angers, Nathalie Clot, cite Nicolas Sarkozy : « Je vois dans l'évaluation la récompense de la performance. S'il n'y a pas d'évaluation, il n'y a pas de performance. »

Ici, l'évaluation n'est pas vue comme un outil d'amélioration, de diagnostic ou de régulation, mais comme un moyen de gratification. Ce qui peut conduire à des comportements stratégiques où l'on cherche d'abord à réussir l'évaluation plutôt qu'à produire une performance intrinsèquement pertinente. Mais ce n'est pas parce qu'il y a des choses invisibles dans le monde qu'elles n'exercent pas une influence importante sur la réalité ! On peut lui répliquer la phrase d'Einstein : « Ce qui se compte ne compte pas forcément, et ce qui compte ne peut pas forcément être compté ». Ce qui est vraiment important, c'est l'activité de la bibliothèque : si elle rayonne, si les gens en sont contents... Les décideurs ne voient pas l'impact sociétal de la bibliothèque, qui crée du lien dans les quartiers, permet à des jeunes de réussir leurs études.

Mais comment estimer cet immatériel ? Le taux d'emprunt ne reflète pas l'activité d'une bibliothèque, qui est aussi un lieu où l'on peut lire sur place, jouer à des jeux, assister à un débat, participer à un atelier créatif... Vous proposez une alternative : mesurer le nombre d'entrées. Mais c'est un coût pour les collectivités.

Laurence Favreau, directrice de la bibliothèque départementale du Val-d'Oise, propose dans ce livre une méthode de comptage par échantillonnage, lors d'une semaine test. Mais si cette semaine n'est pas représentative de l'année ? Rien n'est parfait !

Justement, quels sont les biais potentiels des statistiques ?

L'un d'eux est le biais de confirmation. J'ai été consultante pendant dix ans auprès de bibliothécaires qui rédigeaient souvent des questionnaires de façon à ce qu'ils confirment ce qu'ils veulent... Pour éviter cela, il faut essayer de comparer les chiffres de la manière la plus neutre possible. Ce qui rejoint un autre biais, relevé par Nathalie Clot : celui des coûts irrécupérables. Quand une bibliothèque (ou toute entreprise) lance un projet, parfois de dizaines, voire de centaines de milliers d'euros, la tentation est de le poursuivre coûte que coûte, même s'il ne se révèle pas probant. Si on porte une analyse plus neutre de l'activité, on se dit O.K., ça ne marche pas, donc est-ce qu'on investit plus d'argent ou est-ce qu'on arrête ? Cela demande d'être agile. La France s'autocensure sur les aveux d'échec et les escalades d'engagements, alors que les bibliothèques américaines semblent, elles, plus agiles.

« Le taux d'emprunt est aussi à prendre avec des pincettes quand on sait que l'étudiant ne feuillette souvent qu'un chapitre du livre qu'il a emprunté »

Autre biais : le bibliothécaire qui se réjouit que ses livres soient empruntés.

Mais le revers possible, c'est que le visiteur de la bibliothèque soit déçu des ouvrages qui restent en rayon ! C'est ce qu'explique Benjamin Luzet, chargé de politique documentaire à la Bibliothèque municipale de Lyon : il faut naviguer entre un taux de rotation autour de quatre par exemple (tel livre a été emprunté quatre fois dans l'année) et des rayonnages suffisamment fournis pour les lecteurs sur place. Le même phénomène est à l'œuvre avec des chiffres élevés de fréquentation : des personnes peuvent venir pour s'asseoir, mais s'ils ne trouvent pas de place, ils vont vite repartir. Le taux de fréquentation sera impressionnant, mais les visiteurs énervés ! Le taux d'emprunt est aussi à prendre avec des pincettes quand on sait que l'étudiant ne feuillette souvent qu'un chapitre du livre qu'il a emprunté... De même, certaines bibliothèques mesurent le prêt sans prendre en compte la prolongation du prêt ! Et si le livre a été lu, rien ne dit qu'il a bien été assimilé !

Donc il faut éviter de concentrer les achats sur les livres les plus empruntés. Car paradoxalement cette démarche est contre-productive ?

Tout à fait ! Benjamin Luzet démontre qu'une politique d'acquisition uniquement centrée sur les best-sellers, qui pourrait théoriquement amener à augmenter le nombre de prêts et le taux de rotation, fait diminuer le nombre d'emprunteurs et leur satisfaction. On favorise les gros lecteurs, pour faire du chiffre, rentabiliser les acquisitions, mais toute une catégorie de lecteurs va déserter la bibliothèque. Une médiathèque doit valoriser des ouvrages de niche.

« Une donnée intéressante est celle du taux d'occupation des lieux chaque jour »

Si une partie des lecteurs s'enfuit, cela va se voir dans le taux d'inscrits à la bibliothèque, mais vous mettez en garde contre cet indicateur.

Cet indicateur a toujours été celui des maires. Mais on ne peut comparer le taux d'inscrits d'une bibliothèque seule à des kilomètres à la ronde, et celui d'une bibliothèque de quartier qui enregistre plusieurs inscrits sur une même carte famille. Cet indicateur semble seulement intéressant pour comparer l'évolution du nombre d'inscrits d'une année sur l'autre dans la même bibliothèque. Sinon, une donnée intéressante est celle du taux d'occupation des lieux chaque jour.

Les sujets et auteurs les plus consultés, le genre, la localisation de l'ouvrage dans la bibliothèque, le profil des lecteurs (en leur demandant de retourner leurs ouvrages dans des boîtes catégorisées par profils), le format des livres, les annotations par les lecteurs : l'idéal serait de tout analyser, tout comprendre, tout compter ?

Oui ! Mais cette quantité peut faire peur. L'indicateur que je trouve très pertinent est le nombre de prêts par passage, présenté dans le rapport de février 2024 de l'Observatoire des finances et de la gestion publique locales. Dans les petites bibliothèques où les gens ne viennent que pour emprunter, les taux de prêts par visite sont élevés. Mais dans les médiathèques aux activités très diversifiées, les taux sont plus bas et révèlent que les visiteurs viennent aussi pour autre chose. Cet indicateur, en complément de l'évolution du nombre de passages et l'évolution du taux d'occupation des espaces, peut donner une bonne idée de l'activité de la bibliothèque.

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