Entretien

Marc Boutet (De Marque) : « L'édition numérique est un marché complexe qui veut évoluer et stagner à la fois »

Marc Boutet, président de De Marque, acteur mondial de la diffusion numérique - Photo Olivier Dion

Marc Boutet (De Marque) : « L'édition numérique est un marché complexe qui veut évoluer et stagner à la fois »

Fondateur de De Marque en 1990, devenu un acteur mondial de la diffusion numérique, Marc Boutet revient sur plus de trois décennies d'innovation dans l'édition numérique. De l'emploi d'été à la tête d'une multinationale aux 80 collaborateurs générant 23 millions d'euros de chiffre d'affaires, l'entrepreneur québécois analyse les mutations du secteur et dévoile sa stratégie pour les années qui viennent.

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Par Éric Dupuy
Créé le 22.07.2025 à 17h05

Livres Hebdo : Vous avez créé De Marque en 1990. Aviez-vous imaginé l'ampleur que prendrait l'entreprise ?

Marc Boutet : Pas du tout ! Au départ, c'était un emploi d'été. Je n'imaginais pas l'ampleur. Quelques années plus tard, je me suis mis à rêver, quand ça fonctionnait bien. Assez pour imaginer avoir pignon sur rue, accueillir des gens, avoir une équipe. J'étais quelqu'un qui voulait toujours avoir des milliers de projets. Les idées de De Marque sont basées sur la soif de connaissance dans les écoles. Il commençait à y avoir des ordinateurs, je voulais voir où ça allait, avec toujours une forme de frustration : il n'y avait rien en français ! Tout était en anglais. Ce constat et cette langue sont demeurés dans l'ADN de De Marque, notamment dans notre travail en Afrique ou en Amérique latine.

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Votre stratégie s'appuie largement sur des acquisitions ciblées. Comment identifiez-vous ces opportunités ?

Nous avons essentiellement deux grilles d'analyse. Une grille plutôt organique menée par les équipes commerciales et opérationnelles, qui a donné notamment toute la campagne autour de l'accessibilité qu'on vient de lancer. La seconde grille, c'est une grande toile d'araignée que Stanislas Padzunass [directeur du développement] et moi avons bâtie, analysant tout ce qui se fait en start-up à l'international. On regarde comment on peut soit aider, soit faire des partenariats, soit acquérir, soit investir. C'est le fruit de plusieurs années de travail. On est même un peu fâchés quand on n'a pas vu passer une nouvelle initiative ! On contacte systématiquement ces entreprises pour voir si on peut les intégrer, leur fournir du contenu, investir ou acquérir.

« On a cette volonté de ne pas être une société centrée sur le Québec, ni même sur l'Amérique du Nord »

Des acquisitions comme Libranda (Espagne) ou Cyberlibris (France) suivent-elles une logique géographique délibérée ?

Absolument. Cette stratégie ne date que de 2008 pour le livre numérique, mais on exporte depuis 1997. On a cette volonté de ne pas être une société centrée sur le Québec, ni même sur l'Amérique du Nord. Aujourd'hui, cette volonté s'étend à l'extérieur des marchés latins car nos équipes considèrent qu'on n'a pas gagné partout. Par exemple, en Amérique du Sud, on a le réseau des bibliothèques de Buenos Aires - un projet extraordinaire, mais on peut aller beaucoup plus loin, au Brésil par exemple. Notre analyse nous mène aussi vers les marchés allemands, l'Afrique anglophone et lusophone, les marchés asiatiques. Il s'agit d'identifier nos besoins comme ceux du marché et de mettre en place les prochaines étapes stratégiques.

Comment le marché de l'édition numérique évolue-t-il ? Les éditeurs accompagnent-ils leur digitalisation ?

C'est un marché complexe qui veut évoluer et stagner à la fois. Il y a des éditeurs avec des volontés très technologiques, et d'autres pas du tout, qui veulent protéger leurs acquis, le papier, leurs modèles d'affaires. Le marché a connu une évolution rapide exacerbée par la pandémie, notamment dans les bibliothèques et écoles. Le livre audio est un nouveau vecteur de croissance pas encore achevé. L'intelligence artificielle, générative ou pour aider l'édition - traduction, réalisation de livres audio - reste à apprivoiser. Va-t-on se retrouver avec un dumping d'un million de livres audio lus par des robots à la voix humaine ?

« Demain, avec des produits comme Cyberlibris, on pourra créer de grands cerveaux collectifs »

Nous avons choisi le volet accessibilité avec notre produit Access, qui aide les éditeurs à réduire leurs coûts tout en créant des contenus de qualité sans altérer les œuvres. Demain, avec des produits comme Cyberlibris, on pourra créer de grands cerveaux collectifs, faire du zapping dans une série de contenus que l'être humain ne serait pas en mesure d'assembler seul.

Comment s'est développée votre relation avec l'écosystème éditorial français ?

Mon premier déplacement date de 1993, j'avais 18 ans. Le marché français représente dix fois le marché québécois, mais il y avait d'immenses défis de circulation du contenu. Un livre prenait un à trois mois pour traverser l'Atlantique par bateau. La distribution numérique a ouvert la porte à de nombreux auteurs auparavant méconnus en France. Je me suis installé en France de 2005 à 2010 pour développer des contacts qui sont devenus des connaissances, puis des amis. On était perçus comme neutres, c'est-à-dire totalement indépendants, ayant des relations aussi bien avec Hachette qu'avec Editis ou Média-Participations. Notre solution a été appréciée et adoptée par ces derniers ainsi que par Gallimard. En 2012, Gallimard et La Martinière ont pris une participation dans De Marque, dans l'optique d'investir dans le développement de la plateforme numérique Eden Livres. J'ai développé des relations privilégiées avec les décideurs. Alain Kouk, président d'Editis, m'appelait régulièrement sans objectif particulier. Je ne suis pas sûr que, si j'avais été français, ça aurait été pareil. Il prenait des nouvelles du « petit Québécois ».

De Marque compte aujourd'hui 80 collaborateurs. Comment votre management a-t-il évolué ?

Il y a eu trois-quatre cycles de management en 35 ans. Un management de 2010 serait moins opérant aujourd'hui car il n'y a plus les mêmes besoins. Depuis 2020, on a souhaité diviser le côté opérationnel. On est allés chercher des managers efficaces pour prendre des décisions rapides, parce qu'on ne peut pas garder tout le monde tout le temps. Si on veut que l'arbre continue à pousser correctement, il faut couper quelques branches. On a choisi une croissance rentable depuis 2020. Stanislas et moi sommes sur des initiatives stratégiques, partenariats, acquisitions... Les analyses constantes d'idées ne viennent pas polluer l'esprit des opérateurs. C'est un très bon mode de fonctionnement.

Comment voyez-vous De Marque dans cinq à dix ans ?

On a un solide plan organique sur huit axes stratégiques. On souhaite d'abord redevenir une véritable boîte SaaS [mise à disposition d'un logiciel accessible aux utilisateurs via internet] avec des méthodes de marketing et un onboarding automatisés de nos produits. On continue à regarder pour de petites acquisitions, mais on chercherait une bouchée plus importante qui nous ferait doubler de taille. D'ici 2030, on vise plus de 50 millions de chiffre d'affaires. Ce n'est pas la croissance pour la croissance - si on doit croître tous malheureux, autant rester petit et heureux ! Mais les segments qu'on a choisis sont dominés par des joueurs massifs comme Overdrive, probablement 20 fois plus gros que nous. On doit atteindre une masse critique plus importante pour développer des choses stimulantes et rester en vie dans un marché somme toute féroce.

BIO Demarque

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