Le constat est paradoxal. L'Afrique, continent où « tout le monde a un smartphone et consomme via son smartphone », reste pourtant largement en retard sur la numérisation éditoriale professionnelle. « Dans la partie professionnelle, le marché de l'édition n'est pas du tout ou très marginalement numérique », explique Stanislas Padzunass, directeur du développement de De Marque. « Un éditeur va te dire qu'il ne fait pas de livre numérique, mais ils ont tous des PDF à envoyer à leur imprimeur. Ils sont numériques, mais ils n'ont pas conscience de l'être. »
C'est sur cette fracture que l'entreprise québécoise, spécialisée dans la distribution numérique, construit sa stratégie africaine. Après 35 ans d'existence et fort de son expertise technologique, De Marque entend accompagner les éditeurs du continent dans leur transition numérique tout en préservant leur indépendance éditoriale.
Le gap technologique comme opportunité
L'Afrique connaît aujourd'hui ce que Stanislas Padzunass qualifie de « gap technologique ». « Dans plusieurs pays, on ne suit pas les étapes classiques du développement technologique. On passe directement de rien à tout. Pas de téléphone fixe ? On saute l'étape et on va droit au smartphone. Pas de connexion à domicile ? Les gens utilisent leur forfait mobile pour connecter leur ordinateur ou leur tablette. Et dans certaines régions, la fibre est déjà là. Le Rwanda, par exemple, en a équipé 95 % de son territoire », explique-t-il.
Cette accélération technologique profite directement à De Marque. « Les éditeurs africains sont en train de sauter dix ans d'étapes par lesquelles sont passés nécessairement tous les éditeurs européens, français, belges, québécois », souligne le directeur du développement.
En six mois, l'entreprise a signé plus d'une quinzaine de contrats de distribution avec des éditeurs africains, construisant progressivement un catalogue de littérature africaine destiné à ses 1 300 canaux de distribution mondiaux, d'Amazon à Apple en passant par les librairies indépendantes et les réseaux de bibliothèques publiques.
Reconquérir l'indépendance éditoriale
Au-delà de l'innovation technologique, De Marque répond à une revendication politique de plus en plus affirmée dans le secteur de l'édition en Afrique. « Jusqu'ici, les grandes maisons d'édition, notamment françaises et belges dans l'espace francophone, venaient sélectionner des œuvres auprès des éditeurs africains pour en acheter les droits. Elles privilégiaient les titres à fort potentiel commercial sur des marchés qu'elles contrôlent », explique Stanislas Padzunass. « Aujourd'hui, les maisons africaines ont la volonté de conserver leur propriété intellectuelle, d'en rester propriétaire, de se tailler la part du lion. » Cette volonté d'indépendance trouve dans le numérique son outil d'émancipation. « La seule et unique façon pour la littérature africaine de sortir du continent, c'est par le numérique, parce que les contraintes physiques sont trop importantes et ne sont pas soutenables pour l'immense majorité des éditeurs locaux. »
Une approche terrain et institutionnelle
La stratégie commerciale de De Marque s'articule autour de trois axes. D'abord, l'approche directe : rencontres one-to-one avec les éditeurs lors des rendez-vous professionnels, comme la conférence des éditeurs de Sharjah (UAE) ou le Salon international d'Abidjan (Côte d'Ivoire), où l'entreprise a participé comme exposant et conférencier cette année.
Ensuite, le développement institutionnel à long terme. « Il faut bâtir des relations de confiance avec des acteurs institutionnels et leur faire comprendre l'importance d'ouvrir à l'écosystème numérique pour que la plus grande partie de leurs administrés puissent avoir accès à des livres », précise Stanislas Padzunass.
Un marché démographiquement favorable
Cette stratégie s'appuie sur une démographie favorable. « Il ne faut pas oublier que nous sommes dans des pays où la moyenne d'âge est entre 20 et 25 ans. », rappelle Stanislas Padzunass. « Ce qui veut dire qu'ils sont tous nés à l'ère numérique. Le numérique fait partie de la vie de tout le monde. »
L'un des objectifs principaux vise la diaspora africaine : « Vous êtes Sénégalais, vous habitez à Montréal, vous pouvez avoir demain matin accès à de la littérature sénégalaise en numérique, chose quasi impossible à avoir en physique. »
Une acquisition stratégique
Pour Marc Boutet, président de De Marque, l'Afrique représentait « plus qu'un rêve » longtemps inaccessible. L'acquisition de Cyberlibris et ses 300 clients institutionnels africains a changé la donne. « Quand on est arrivé avec 300 institutions presque servies sur un plateau d'argent, ça a été vraiment une révélation pour nous. »
Cette acquisition illustre la philosophie de De Marque : « On aime beaucoup penser que parfois une acquisition résout deux ou trois enjeux. Cyberlibris nous a permis d'acquérir la compétence et l'état d'esprit académiques, l'état d'esprit africain et l'état d'esprit streaming. »
L'entreprise québécoise mise ainsi sur l'Afrique pour concrétiser son « grand rêve de pouvoir un jour rendre accessible la littérature francophone à l'entièreté de la francophonie et au-delà. » Un pari technologique et social qui pourrait redéfinir les équilibres de l'édition francophone mondiale.