Vive Babel ! Avant même que la convention de Berne de 1886 reconnaisse les œuvres traduites comme des productions de l'esprit à part entière, les traductions étaient déjà lues comme des œuvres littéraires. Certaines sont devenues des classiques dans la langue où l'œuvre originale fut traduite. Ainsi des Mille et une nuits d'Antoine Galland au xviiie siècle, première traduction de l'arabe de ces contes orientaux. Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, sous la plume de Charles Baudelaire, est un bijou de la littérature française. En espagnol, c'est Poe traduit par Julio Cortázar qui sera considéré par les hispanophones comme un chef-d'œuvre. Les traducteurs de la Bible sous le règne du roi Jacques rendent dans la langue de Shakespeare la fameuse King James Version, fécondant le style d'un Faulkner ou d'un T. S. Eliot.
Dans son nouvel essai L'envers de la tapisserie, Alberto Manguel élabore une réflexion sur l'art de faire passer un texte d'une langue à une autre. Il compare la traduction à la translation de saintes reliques, voire à leur vol, à l'instar des restes de l'évangéliste Marc transportés en contrebande par les Vénitiens. « Les traducteurs, comme les voleurs, s'approprient ce qui ne leur appartient pas dans le but d'enrichir leur propre patrie linguistique. » Ce que rappelle la traduction, insiste l'auteur et éditeur canado-argentin, c'est qu'« il n'existe pas de lecture "exacte" ». Du fait de la polysémie des mots et de la subjectivité du lecteur : « Balzac lu par Freud n'est pas Balzac lu par Marx. »
À noter une différence majeure entre l'œuvre originale et l'œuvre dérivée. L'écrivain ne sait pas toujours où il va précisément, dût-il avoir conçu un plan : sa plume le mène parfois vers des rives insoupçonnées, par le truchement de la musique de la langue, à cause des tours que lui joue son inconscient, ou des sédiments de sa culture refaisant surface à fleur de page. Le traducteur, quant à lui, a pour guide la narration imaginée par l'auteur qu'il traduit, le rythme et les couleurs du poème originel. Sa boussole est le style de l'écrivain qu'il « trahit » (selon l'expression italienne traduttore, traditore, « traducteur, traître »), autrement dit qu'il interprète comme une partition. Le traducteur est sur une ligne de crête, entre fidélité à l'original et effort de trouvaille. L'entreprise est toujours une aventure, pleine de tumultes, où il s'agit de dire adieu à l'idée même de « bonne traduction ». « Attribuer [telle] étiquette, c'est répondre à une exigence bureaucratique et non esthétique, et les traducteurs ne sont pas des bureaucrates. » Et sont bien des auteurs aussi !
L'envers de la tapisserie. Propos sur l'art de la traduction
Actes Sud
Traduit de l'anglais (Canada) par Émilie Fernandez
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 16 € ; 128 p.
ISBN: 9782330212650
