Vous êtes considérée comme « La » spécialiste de Michel Houellebecq, notamment depuis que vous avez dirigé en 2017 le premier Cahier de l'Herne consacré à l'écrivain. Quand avez-vous commencé à collaborer avec lui ?
À l'hiver 2010. J'étais à l'époque spécialiste de la littérature du XIXe siècle et j'ai participé à la création d'une revue dans laquelle j'assurais un entretien avec une personnalité contemporaine portant sur ses relations avec la littérature du XIXe siècle. Pour le premier numéro, j'ai immédiatement pensé à interroger Michel Houellebecq. Il a accepté - alors même qu'il venait d'obtenir le Goncourt, c'était quasiment inespéré.
Pourquoi a-t-il accepté d'après vous ?
Parce qu'il baigne depuis toujours dans la littérature du XIXe siècle, qu'il s'agisse du roman, de la poésie ou des essais. Il aime et admire Balzac comme Auguste Comte, Flaubert comme Lamartine, Baudelaire comme Dostoïevski, Andersen ou Dickens... au point que l'entretien a finalement duré cinq heures. Portée par le travail que j'avais fourni pour préparer cette interview, j'ai commencé à écrire des articles sur l'œuvre de Michel Houellebecq. Je lui en ai envoyé un, qui l'a intéressé, et nous sommes restés en contact. Depuis, j'ai signé en 2014 la préface de Non réconcilié, son anthologie poétique personnelle, réalisé l'édition critique de La carte et le territoire (Flammarion 2016, N.D.L.R.) et dirigé le Cahier de l'Herne qui lui a été consacré.
Qu'est-ce qui vous passionne chez Michel Houellebecq ?
Bien des aspects de son œuvre, que je lis depuis très longtemps ! Mais je crois que, du point de vue de mon activité professionnelle, si je suis venue au départ vers ses livres, c'est précisément parce que mon domaine de spécialité était initialement le XIXe siècle. J'ai fait ma thèse sur Balzac, qui non seulement avait pour ambition de rendre lisible le monde contemporain, mais qui alliait une immense ambition littéraire à la volonté d'atteindre le plus grand lectorat possible. Houellebecq considère Balzac comme le « deuxième père de tout romancier ». Je crois que ce n'est pas un hasard, et que cela explique en partie le fait que tant de gens, de tous horizons, s'intéressent à ce qu'il écrit.
Pourquoi y a-t-il si peu d'universitaires français qui se penchent sur l'œuvre de cet écrivain ?
Beaucoup d'universitaires retiennent surtout la figure polémique construite par les médias, et se disent aussi qu'il est plus utile de mettre en lumière des écrivains contemporains qui n'ont pas autant de succès public que Michel Houellebecq. Je les comprends ; mais je pense que c'est malgré tout une erreur : c'est une chance immense que d'avoir en France un auteur capable de mettre la littérature au centre des discussions publiques, et qui permette, à partir des réactions que suscitent ses textes, de poser des questions littéraires complexes.
Les choses ne sont cependant pas simples en ce qui concerne Houellebecq : j'ai participé cette année à un colloque organisé par l'université américaine de Villanova, où une collègue britannique a passé toute sa communication à se demander si l'on pouvait être une femme universitaire et continuer à étudier l'œuvre de cet écrivain ; sa réponse était négative... En dehors même du caractère exaspérant de ce type de diktat, cela revient simplement à plaquer sur l'œuvre des préjugés (ici sur la misogynie supposée de Houellebecq) en refusant de se confronter à la complexité des textes. Non seulement la pensée de Houellebecq est beaucoup plus complexe qu'on veut bien (le plus souvent) le dire, mais s'en tenir à des opinions qu'on lui prête ou même à des phrases qu'il aurait prononcées, n'a de toute façon aucun sens. Flaubert, Baudelaire ont violemment critiqué la démocratie : faut-il pour autant arrêter de lire leurs œuvres ? Faut-il même réduire une œuvre à n'être qu'un pâle reflet des opinions de son auteur ? Balzac affirmait écrire à la lumière du trône et de l'autel ; cela n'a pas empêché Hugo de dire de lui qu'il était « qu'il le veuille ou non », de la « race des écrivains révolutionnaires », ni Engels de déclarer avoir appris ce qu'était la lutte des classes en lisant Balzac... Le propre de toute œuvre littéraire véritable est d'excéder très largement les façons de penser de l'individu qui en est l'auteur.
Vous avez organisé début décembre un séminaire universitaire consacré à l'œuvre littéraire de Michel Houellebecq et à la relation de l'écrivain avec l'objet-livre. Des chercheurs et autres experts ont répondu présent à votre invitation à la Sorbonne, qui étaient-ils ? D'où venaient-ils ?
Au fil des années, j'ai rencontré des chercheurs qui travaillaient sur l'œuvre de Houellebecq en venant d'horizons très différents : des historiens, des économistes, mais aussi des juristes, comme Nicolas Dissaux, professeur de droit privé à l'université de Lille, ou des architectes, comme Clémentin Rachet - qui ont tous deux publié un essai sur Houellebecq. J'ai noué aussi, à l'occasion de colloques, des contacts à l'étranger : dans la salle, le 2 décembre, il y avait par exemple de nombreux chercheurs italiens, venus exprès ! L'œuvre de Houellebecq fédère des gens très différents - et aussi un certain nombre d'artistes qui s'en inspirent pour créer : Iggy Pop, par exemple, a participé au Cahier de l'Herne...
Vous continuez à travailler sur Houellebecq et ce séminaire se prolonge au printemps avec deux journées dont une consacrée au roman que Michel Houellebecq publie en janvier. Que voulez-vous tirer de ce séminaire ?
Je travaille aussi sur d'autres écrivains contemporains, sur Yasmina Reza en particulier, ou encore Emmanuel Carrère. Mais je trouve intéressant d'essayer de concentrer les forces de tous ceux qui s'intéressent à l'œuvre de Houellebecq pour confronter les points de vue et alimenter une réflexion qui permette de sortir l'œuvre des débats purement médiatiques. Il faut prendre en compte la force polémique des écrits de Houellebecq - mais ce serait une erreur de s'en tenir là. Ce qui importe, c'est de penser la manière dont la littérature agit sur nous, alimente notre réflexion et notre appréhension de l'époque ; et je crois que l'œuvre de Houellebecq permet cela au plus haut point.