Livres Hebdo : En juillet dernier, vous affichiez, dans votre rapport semestriel, un « retour à la croissance », caractérisé par un chiffre d’affaires de 3,4 milliards d’euros sur les six premiers mois de l’année. Malgré ce bilan positif, vous observiez une baisse de la vente en ligne et un recul de la vente des produits éditoriaux. Le livre est-il concerné ?
Enrique Martinez : Cette baisse de la vente des produits éditoriaux concerne avant tout le « gaming ». Pour le livre, le marché est plutôt stable malgré des volumes légèrement à la baisse et des prix légèrement à la hausse. Le secteur est porté par certains segments comme la BD, le manga ou plus récemment la romance qui représente, aujourd’hui, près d’un tiers de la littérature générale. Ce phénomène prouve que les livres s’adaptent à leur lectorat, même si ce constat ne fait pas l’unanimité. Avant la romance, la bande dessinée et le manga ont eux aussi été taxés « d’aberration ». Mais à la Fnac, nous pensons qu’il ne faut disqualifier aucune littérature. Il n’y a pas de bon ou de mauvais livre. Il y a des opportunités qui permettent d’attirer de jeunes lecteurs qui, peut-être, se tenaient jusque-là éloignés de la lecture.
Aujourd’hui, vous êtes la première librairie en ligne en France. Un acteur important en Europe. Êtes-vous, en revanche, capable de rivaliser avec les plus gros acteurs au niveau mondial ?
Sur le marché du livre je ne pense pas que tout soit une question d’échelle. Je ne suis pas certain, par exemple, que les offres en ligne des petites librairies soient forcément moins pertinentes que celle de la Fnac. Le marché du livre reste très bien régulé, et soumis à des conditions strictes. Donc, contrairement au marché de l’électronique par exemple, la taille de l’enseigne ou la capacité d’investissement ne sont pas les atouts principaux. C’est même un secteur qui se regarde davantage au niveau national qu’international. Je ne pense pas qu’il existe un modèle adaptable d’un pays à l’autre.
« Nous nous sommes imposés comme un modèle de proximité et comme un moteur d’attractivité dans les villes »
Ces dernières années les modes de consommation ont incontestablement évolué, et ce de façon encore plus marquée à la suite de la pandémie de Covid. Comment vous êtes-vous adapté ?
La pandémie a privilégié très temporairement l’e-commerce, et nous en avons largement bénéficié, mais nous avons également constaté que, passée la crainte de sortir de chez eux, les clients ont de nouveau investi puissamment nos magasins. Et nous en avons profité pour renforcer les liens entre magasin et digital, pour optimiser les systèmes de click & collect, améliorer la rapidité des flux et étendre notre offre.
Vous disposez de près de 200 magasins Fnac en France. Ce maillage est-il suffisant ?
Grâce au développement des franchises et de notre présence dans les lieux de voyage, nous nous sommes imposés comme un modèle de proximité et comme un moteur d’attractivité dans les villes. Néanmoins, je crois qu’aujourd’hui le nombre de magasins et leur taille sont suffisants. Nous sommes très actifs dans la région parisienne, avec la Fnac des Ternes, ou du Forum des Halles à Paris par exemple. Quant au récent magasin de la Défense, il est en train de devenir l’une de nos plus grosses boutiques, notamment pour un public qui ne souhaite pas se déplacer intra-muros. A l’inverse, la Fnac des Champs-Élysées, qui fermera à la fin de l’année, n’avait plus un modèle économique aussi pertinent car la clientèle de l’avenue a changé, est plus internationale, attirée par le luxe.
Enrique Martinez, président directeur général du groupe Fnac Darty- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
En 2023, l’homme d’affaires tchèque Daniel Kretinsky prenait le contrôle du groupe d’édition Editis et prenait un peu plus tard 25% des parts de Fnac-Darty, devenant ainsi le principal actionnaire du groupe. Le Syndicat de la librairie française (SLF) s’est alors inquiété qu’un même opérateur puisse détenir à la fois la première librairie et le deuxième éditeur en France. Avez-vous réussi à les rassurer ?
J’ai toujours dit qu’il n’y avait pas de sujet. Quand on connaît la Fnac, on connaît aussi l’indépendance de ses équipes. Nous souhaitons toujours proposer à nos clients la plus large offre possible, sans mieux traiter un éditeur qu’un autre. Avoir un actionnaire qui est aussi actionnaire d’une grande maison d’édition, ça ne nous donne ni avantage, ni opportunité, et ça ne change pas non plus le plan éditorial de la Fnac. Je pense qu’il faut plutôt se réjouir qu’il y ait encore des personnes prêtes à investir dans le monde de la culture. C’est un secteur plutôt mal aimé. Peu d’actionnaires sont attirés par l’entretien d’une machine finalement peu rentable, et qui connaît potentiellement plus de difficultés que de bénéfices.
Vous dites que les équipes de la Fnac conservent leur indépendance. Cela signifie-t-il que les libraires de l’enseigne font comme autrefois leur propre sélection d’ouvrages ?
Il y a 26 magasins dits « achetant », qui décident de leurs assortiments. Il y a évidemment un tronc commun des références, étendu à l’ensemble des magasins avec des marronniers et les nouveautés. Mais pour un magasin de 100 000 références, 90% d’entre elles sont choisies et approvisionnées par ces « achetant ». Pour les plus petits magasins, qui disposent de capacités moindres, les clients peuvent toujours se référer aux 400 000 références recensées sur le site de la Fnac et disponibles en un jour. Concernant nos équipes, je crois que nous sommes parvenus à garder un côté défricheur, spécialiste. Nos responsables de rayon sont majoritairement des libraires formés et spécialisés. La Fnac a toujours privilégié les profils de passionnées du livre disposant d’un niveau d’éducation élevé. A ce socle nous ajoutons une formation au métier de gestion. Le client a le choix d’aller ou non en magasin. Et s’il s’y rend, il aura l’opportunité d’échanger avec un conseiller connaisseur comme de déambuler en toute autonomie.
En 2016, Fnac et Darty ont officialisé leur rapprochement. Aujourd’hui, il y a donc en magasin une offre électroménager et électronique qui cohabite avec une offre de livres. Est-ce que la clientèle y voit toujours une logique ?
La fréquence d’achat d’un livre est beaucoup plus importante que celle d’un produit électroménager. Un bon lecteur va peut-être acheter huit à dix livres par an, ce qui n’est pas le cas pour les ordinateurs. Dans nos paniers, un produit sur deux est un livre. Nous avons utilisé le développement de la technologie pour créer un écosystème complet autour du livre, avec l’audio, la vidéo, les jeux. Je crois d’ailleurs que la coexistence de plusieurs produits multiculturels sous une même enseigne est un concept propre à la Fnac. Et malgré l’important développement du digital, 90 % de notre activité totale se fait toujours en magasin, et 50 % via la carte Fnac, ce qui démontre l’attachement de nos clients.
Loi Darcos, livre d’occasion, Pass culture…
Livres Hebdo : Quel regard portez-vous sur la Loi Darcos qui a imposé un montant minimum de frais de port pour les livres ?
Enrique Martinez : D’après les premières statistiques, il semblerait que cela ait rééquilibré les forces. Et réduit le poids de l’e-commerce, ce qui est logique puisque celui-ci pouvait drastiquement baisser les prix avec des frais de port gratuits. Finalement, cette loi n’est ni plus ni moins que l’application de la loi du prix unique du livre. Elle a même permis aux petites librairies de conserver des moyens concurrentiels pertinents. Et à raison. Le livre ne peut être un produit marketé comme un autre. A la Fnac, nous sommes très attachés à la librairie physique. Pour nous, la fermeture d’une petite librairie est un véritable drame puisque cela signifie à terme moins de lecteurs sur le marché.
En avril dernier, la Sofia et le ministère de la Culture publiaient une étude indiquant que près de 20 % des livres achetés étaient d’occasion. Le Syndicat national de l’édition (SNE), y voit une menace pour « la chaîne de création financée par les ventes de livres neufs ». Qu’en pensez-vous ?
Je m’interroge. D’où vient ce chiffre ? Et qu’en était-il avant ? Le marché de l’occasion a toujours existé. De notre côté, nous proposons à nos clients de revendre leurs livres via notre site mais surtout de les donner. Chaque année, nous organisons des collectes avec Bibliothèque sans frontière, pour qui nous recueillons plus de deux millions de livres. Je crois qu’il est important de donner au livre une seconde vie qui n’est pas nécessairement monétisée. Je ne pense pas que les deux modèles soient incompatibles. Les produits reconditionnés ont des logiques industrielles à surveiller. Mais, concernant le livre, c’est surtout un modèle qui permet l’accès à des titres qui ne sont plus commercialisés ou édités. Je ne pense pas que le marché de l’occasion puisse davantage s’agrandir, d’autant que la puissance éditoriale est surtout portée par la nouveauté.
Le Pass Culture est accusé de favoriser l’achat de mangas, ou désormais de romance, et donc de ne pas remplir sa mission première. S’agit-il d’un dispositif à conserver ? À faire évoluer ?
On entend beaucoup parler des effets potentiellement pervers du digital sur les générations futures, car on craint qu’il éloigne les jeunes de la culture. On sait aussi qu’il est de plus en plus difficile d’attirer le public vers la culture et la lecture. A partir de ces considérations, je pense qu’investir un peu pour entretenir le lien entre les jeunes et la culture est indispensable dans une société comme la nôtre. De notre point de vue, il est indéniable que le succès des genres nouveaux rapproche les jeunes de la consommation culturelle, et pas l’inverse.
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