C’était il y a trois ans. Chez Sotheby’s. Un cabinet de gypse, pièce unique il est vrai, datant de 1935, était adjugé 3,7 millions d’euros, plus importante adjudication jamais réalisée en France pour un meuble. Il était signé du nom d’un homme qui donna entre les deux guerres, au vide, au rien, à la lumière, aux matériaux les plus profanes, tous les atours du luxe : Jean-Michel Frank.
Il faudra attendre trente ans après son suicide en 1941 dans son exil new-yorkais pour que ce fils d’un banquier juif allemand, né à Paris en 1895, grâce à l’admiration que lui proclament alors Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, sorte de l’oubli et se voit reconnaître comme l’un des plus grands décorateurs et créateurs de son temps. Et si son œuvre est donc désormais bien connue, sa force et sa grâce unanimement louées, il est particulièrement bienvenu que sa vie puisse l’être maintenant grâce à cette première et passionnante biographie que lui consacre Laurence Benaïm, à qui rien de ce qui concerne la beauté, ses tours et ses détours, ne semble être étranger. Il ne s’est au fond rien passé dans la vie de Jean-Michel Frank, rien d’autre qu’un lancinant chagrin, qu’une interminable fuite ; mais ce rien est constitutif de son œuvre, de son inspiration, lui qui pourra dire, "ne gardez rien, l’élégance c’est l’élimination…". Le rêve d’harmonie de Frank naît bien entendu d’une enfance massacrée. Il ne faisait pas très bon alors, à l’aube de la première guerre, d’être un peu allemand, tout à fait juif et d’en tenir plus volontiers pour la lecture de Proust que pour le fracas des armes. La guerre lui prendra ses deux frères et son père, suicidé. Après cela, moins que jamais, Frank ne voudra côtoyer le bruit ni la fureur. Il donne son désir d’espace, de silence, les contours de vastes pièces où le vide est paradoxalement destiné à occuper l’espace, une vacance qui est aussi celle du cœur. Drieu la Rochelle sera le premier à s’y soumettre, suivront François Mauriac, Marie-Laure de Noailles, Cole Porter, plus tard Nelson Rockefeller. tout ce que la Café Society comptait de belles personnes se déclare peu à peu conquise par ce jeune homme triste à propos duquel Cocteau, quittant l’un de ses décors rendus à leur vide premier, écrivit drôlement : "charmant jeune homme, dommage que les voleurs lui aient tout pris". Après Paris, fuyant les persécutions qu’il sentait venir, Frank prendra le chemin de l’exil, l’Amérique du Sud et puis New York où il finit de comprendre que son monde avait de toute éternité disparu. O. M.