Rayon X

Religion : un rayon refuge aux portes grandes ouvertes 

La cathédrale Notre-Dame de Paris depuis sa reféction - Photo Olivier Dion

Religion : un rayon refuge aux portes grandes ouvertes 

Attirant de nouveaux publics, le marché du livre religieux se stabilise en 2024. Pour les maisons spécialisées, l'heure est à la diversification face à un lectorat morcelé, voire communautaire. À l'accompagnement de la foi s'ajoutent également des ouvrages visant à décrypter le religieux sous tous ses aspects, y compris les plus politiques. Analyse.

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Par Souen Léger
Créé le 22.04.2025 à 14h43 ,
Mis à jour le 23.04.2025 à 17h30

Hausse surprise des baptêmes d'adultes en France, fait religieux de plus en plus présent en entreprise, intérêt marqué des jeunes pour la spiritualité... Bien documentés, les signes d'un sursaut spirituel se ressentent sur le marché du livre religieux. Après avoir connu une forte croissance en 2023, celui-ci se stabilise en 2024 sur le nombre d'exemplaires vendus (+0,8 %), tandis que le chiffre d'affaires global des maisons consacrées aux religions est en léger recul (-1,3 %), selon les données GFK/Livres Hebdo.

Fida Mansour
Fida Mansour, éditrice chez Albouraq- Photo STUDIO FALOUR

Nouveau lectorat

Face à l'émergence d'un nouveau lectorat, nombre de maisons spécialisées dans le fait religieux se livrent à une gymnastique ainsi résumée par Loïc Mérian, directeur général du groupe Elidia (Le Rocher, Desclée de Brouwer, Artège, Nouvelle Cité...) : « Il nous faut proposer des ouvrages qui permettent aux personnes déjà ancrées dans leur foi de bien la vivre et la comprendre, mais aussi des ouvrages très accessibles pour des gens qui sont encore sur le seuil de la foi. »

Sophie Cluzet
Sophie Cluzet, directrice éditoriale chez Mame- Photo OLIVIER DION

Ce nouveau public entre en religion par plusieurs portes, que ce soit celle du baptême, ou celle de l'ésotérisme. Ainsi, en septembre 2025, Mame publie L'Église à l'aube d'une révolution ? Enquête sur ces jeunes qui veulent devenir chrétiens d'Antoine Pasquier, afin de « donner aux communautés les outils pour les accueillir en sachant qui ils sont », indique Sophie Cluzet, directrice éditoriale. Dans le même temps, la maison chrétienne mise sur Enquête sur les phénomènes mystiques extraordinaires, d'Yves Chiron.

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Anne-Sophie Jouanneau, éditrice indépendant - Photo OLIVIER DION

L'éditeur de poche J'ai lu s'adresse également aux personnes en questionnement spirituel, avec « L'islam à livre ouvert », créée en mars 2023, et « Prendre soin de son âme », lancée en février 2025. « Ces collections à destination du grand public, dépourvues de tout prosélytisme ou dogmatisme, sont pensées pour renouer avec la culture et la spiritualité chrétienne ou islamique », souligne la directrice littéraire Dorothée Rothschild indiquant qu'une ligne sur le judaïsme pourrait voir le jour.

Dorothée Rothschild, directrice littéraire Non-Fiction chez J'ai Lu © Olivier Dion.jpg
Dorothée Rothschild, directrice littéraire Non-Fiction chez J'ai Lu- Photo OLIVIER DION

« Confessionnalisation » du marché

En librairie aussi ce dynamisme se ressent. « C'est une année tirée par le religieux », observe Thomas Jobbé-Duval, directeur général de La Procure. La librairie historique de la rue de Mézières, à Paris, enregistre par exemple en 2024 une hausse de son chiffre d'affaires général de 4 %, et de 11 % sur le religieux. Mobilisé par un certain nombre d'événements, comme la réouverture de Notre-Dame de Paris, mais aussi par des peurs grandissantes dans un contexte de crise, le public de livres religieux semble parfois durcir ses positions.

Thomas Jobbé Duval
Thomas Jobbé Duval, directeur de la librairie la Procure- Photo STUDIO FALOUR

« Inquiète de l'avenir, une partie de la clientèle se radicalise identitairement et vient consommer du livre pour confirmer cette identité, tandis que d'autres viennent chercher des réponses et de l'espoir », remarque Thomas Jobbé-Duval. « J'ai l'impression qu'une partie de notre secteur devient communautariste et se place dans la défiance vis-à-vis des autres traditions, relève à titre personnel Jonathan Boulet, président du groupe religion du Syndicat National de l'Édition (SNE). Les jeunes, ne sont-ils pas en train de se radicaliser ? Je vois des achats d'ouvrages avec des valeurs très conservatrices, notamment sur la place des femmes. »

Julien Darmon
Julien Darmon, éditeur chez Albin Michel- Photo ELOI DE VILLEPIN

Chez Albin Michel, l'éditeur Julien Darmon observe un mouvement de fond vers une « confessionnalisation » du marché. « Le public qui s'intéressait à une culture religieuse pluraliste est bien moins large qu'il y a vingt-cinq ans, et les jeunes générations sont plus confessionnalisées », analyse-t-il.

Paroles d'imams et romance chrétienne

Face à cette nouvelle donne, plusieurs stratégies se déploient, notamment en direction de la jeunesse, dont il s'agit pour certaines maisons de nourrir et accompagner la foi. Chez Albouraq, la collection « Paroles d'imams », lancée en avril 2025 en collaboration avec la Grande Mosquée de Paris, s'adresse aux adolescents et aux jeunes adultes. « Cette jeunesse est en demande de repères, il faut leur donner des clés pour vivre de manière apaisée dans une société qu'on veut plurielle », souligne l'éditrice Fida Mansour qui annonce deux premiers titres dont Comment me comporter face à l'autre et à la différence ?

La déclinaison des contenus religieux à destination de la jeunesse s'illustre bien chez Mame, qui se lance dans la romance à partir de mai 2025 avec deux collections : « Cœur à cœur », de la romance ado sans référence religieuse explicite, et « Cœurs purs », de la romance chrétienne. « Il ne s'agit pas d'avoir une littérature moralo-casse-pieds, mais une littérature qui fait grandir. Ces textes font très attention à la question du consentement, de la liberté, et de la progressivité de l'affectivité », insiste Sophie Cluzel.

Jonathan Boulet
Jonathan Boulet, directeur général des éditions Bibli'O, des éditions Scriptura et du diffuseur ThéoDiff- Photo OLIVIER DION

Supplément d'âme

Du côté des adultes, l'offre éditoriale se diversifie pour répondre à un public de plus en plus morcelé. « Nous élargissons la définition de la spiritualité à des choses qui ne touchent pas forcément au religieux mais qui vont donner un supplément d'âme ou une perspective spirituelle sur le monde », énumère Julien Darmon, chargé du département Spiritualité chez Albin Michel. Une ouverture dont témoigne par exemple Ma vie a-t-elle un sens : et autres questions philosophiques du quotidien, de Lev Fraenckel (30 avril 2025), qui s'est fait connaître sur TikTok (294 000 abonnés) avec des vidéos sur la philosophie. La littérature s'impose aussi comme un terrain à entretenir pour l'édition religieuse. Rachetée en décembre 2024 par les éditions juives Koren, la maison Yodéa sort en juin 2025 Une rencontre peu orthodoxe de Naomi Ragen, autrice star en Israël. Les éditions de l'Emmanuel travaillent pour leur part à améliorer la visibilité de la marque Quasar avec deux romans feel-good par an.

Jérôme Oliveira, éditeur chez J'ai Lu- photo OLIVIER DION
Jérôme Oliveira, éditeur chez J'ai Lu- Photo OLIVIER DION

Une façon d'atteindre le grand public par la littérature donc, mais aussi par des essais. Lancée en 2024 pour le centenaire de la maison Labor et Fides, la collection « Qu'est-ce que ça change ? » s'étoffe le 2 avril avec La laïcité, de Vincent Genin, et Croire, de Marion Muller-Colard où, sous la forme d'une réponse à son fils qui l'interroge sur sa foi, l'autrice et éditrice propose une réflexion sur les croyances. « On s'adresse à un public non érudit, dans ce souci constant du protestantisme de permettre à chacun de penser par soi-même », indique-t-elle.

Interfaces entre politique et religieux

Reste que, pour le lectorat adulte, « il est difficile de sortir des thèmes moraux ou de la vie de prière afin d'aborder des questions sociales ou environnementales », considère Jonathan Boulet, directeur des éditions Bibli'O et de ThéoDiff. Des sujets cependant essentiels dans lesquels l'éditeur continue d'investir, comme l'illustre Défi et espérance pour le climat : plaidoyer réaliste et apaisé d'une climatologue, de Katharine Hayhoe (mars 2025, Bibli'O).

Jean-François Colosimo
Jean-François Colosimo, directeur général des éditions du Cerf- Photo ELOI DE VILLEPIN

« Notre mission n'est pas de fournir un kit du croyant mais une intelligence de la foi », estime pour sa part Jean-François Colosimo, directeur général des éditions du Cerf. La maison vient ainsi de publier L'IA, ange ou démon ? Le nouveau monde de l'invisible, de Laurence Devillers (mars 2025), à la croisée de la théologie et des nouvelles technologies. Sur un autre sujet d'actualité, Alain Dieckhoff, professeur à Sciences Po, dirigera chez Albin Michel un atlas des radicalités religieuses, attendu pour octobre 2025. « Ce sera un tour du monde des interfaces entre politique et religieux : que se passe-t-il aux États-Unis avec les évangéliques, en Afrique avec les mouvements jihadistes, en Inde avec le parti nationaliste hindou... ? » s'inquiète Julien Darmon.

Pas question, donc, pour une partie de l'édition religieuse, de tourner le dos au politique. « On voit, à l'échelle géopolitique, la façon dont le religieux est instrumentalisé par le populisme dans son pire aspect », souligne à cet égard Marion Muller-Colard, considérant qu'il ne faut pas faire des religions « des zones franches où les questions se poseraient autrement », mais bien « ouvrir des espaces de rencontre à travers les livres ». 

Une envie de retour aux sources

Comment comprendre le succès en librairie d'une traduction des Évangiles réalisée à partir de manuscrits anciens en araméen ? « Cela témoigne d'une envie d'être le plus proche possible du message du Christ et des premiers chrétiens, de retrouver une forme de pureté, dégagée des difficultés contemporaines de l'Église », analyse Thomas Jobbé-Duval, directeur général de La Procure, dont la boutique parisienne de la rue de Mézières a vendu plusieurs centaines d'exemplaires des Quatre Évangiles, traduction de la Vetus Syra (novembre 2024, EdB).

Acquérir une culture « forte et ancrée »

Un phénomène notamment porté par les nouveaux baptisés. « Ces personnes ont souvent l'envie d'acquérir une culture religieuse chrétienne forte et ancrée », esquisse Thomas Jobbé-Duval. Autre signe de cet engouement pour les textes sacrés : les ventes de bibles sont en hausse de 16 % en 2024 à La Procure. Et après dix ans de baisse, le rayon dédié à la patristique, l'étude de la vie et de l'œuvre des Pères de l'Église, connaît un solide regain.

Cette tendance du retour aux sources concerne les trois monothéismes. Chez Koren, maison d'édition juive installée en France depuis 2024, Emmanuelle Alhadef prépare ainsi la parution d'une bible bilingue français/hébreu pour 2025. Soit 2 500 pages dans la traduction du grand-rabbin Zadoc Kahn qui date de 1890 avec, en annexe, toute la chronologie de la Bible en couleurs, l'arbre généalogique des patriarches et des douze tribus, des cartes, etc.

Faciliter la rencontre

Retourner aux textes sacrés, tout en simplifiant leur accès, c'est aussi ce que propose J'ai lu avec ses deux collections de spiritualité. Lancée en mars 2023, « L'islam à livre ouvert » s'intéresse notamment aux hadîths, deuxième source sacrée après le Coran. « Ils nous ouvrent les portes d'un trésor incroyable de ressources jamais traduites en français », commente l'éditeur Jérôme Oliveira. Ont ainsi paru 30 hadîths du prophète Muhammad sur la nature et les animaux (février 2024), 50 hadîths du Prophète Muhammad pour méditer (mars 2023), ou encore 50 hadîths du prophète Muhammad sur la foi et la spiritualité (février 2025).

Anne-Sophie Jouanneau, éditrice indépendante et directrice de la collection « Prendre soin de son âme » lancée en février 2025, entend, elle aussi, faciliter la rencontre avec les textes chrétiens essentiels, des plus connus aux plus rares. Dans Prendre soin de son âme avec Jésus, l'une des trois premières parutions, les paroles les plus marquantes de Jésus ont été extraites, réunies par thématiques, et accompagnées d'une chronologie de la vie de Jésus.

D'autres parutions visent à remettre en cause certaines croyances sur les textes. Ainsi, en septembre 2025, Labor et Fides publie Bible et peuples d'Afrique dans lequel Lévi Ngangura Manyanya démontre, à rebours de l'idée reçue de la Bible comme patrimoine amené par l'Occident en Afrique, que le continent africain est bien l'un des berceaux de l'épopée biblique.

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