À Laval, dans sa librairie M'Lire, Simon Roguet rouspète. Notamment spécialisé en jeunesse, le quadragénaire commence à saturer : « Les dizaines de livres young adult avec des couvertures remplies de couronnes, de forêts et d'épines, on commence à en avoir un peu marre ! » En vingt ans de carrière, il a effectivement vu le secteur se transformer en deux vagues : 1998, sortie du premier tome de Harry Potter puis, tournant des années 2010, apparition de textes jeunesse plus denses d'auteurs comme Anne-Laure Bondoux ou encore Vincent Villeminot.

Mais aujourd'hui, il a l'impression de crouler sous les propositions. « La masse commerciale est tellement importante, qu'en tant que librairie, on peut facilement se faire bouffer les rayons par des livres qui se ressemblent tous », regrette-t-il. Côté éditeurs, l'encombrement se fait aussi sentir. « Il y a beaucoup de monde. En quelques années, c'est un marché devenu très concurrentiel », indique Claire Renault Deslandes, directrice éditoriale chez Bragelonne, qui sent notamment l'arrivée de nouveaux acteurs dans les enchères de livres étrangers, de plus en plus hautes.
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« La durée de vie des livres est moins longue sur les tables de librairies », complète Murielle Couëslan, directrice des éditions Rageot. Enfin, « le young adult est toujours tracté par des grosses références, or cette année il manquait un titre locomotive », analyse Cécile Pournin, cofondatrice d'AC Média (Ki-oon, Lumen, Mana Books).

Décrochage
Les chiffres confirment l'impression : le marché qui était jusque-là l'un des plus prometteurs commence à se tasser. Selon GFK, le segment « romans adolescents », qui ne prend pas en compte certains titres comme Harry Potter, révèle un chiffre d'affaires global en récession. Après deux belles années, il passe en valeur de 88,8 millions d'euros à 84 millions. Pire en volume, il perd quasiment 11 % sur 2024-2025.
Le young adult en chiffres (de mai 2024 à avril 2025)
« En 2025, le marché est plus dur », concède Thierry Laroche, directeur éditorial bande dessinée et littérature jeunesse chez Gallimard. Pour être identifié plus facilement par les lecteurs dans cette offre grandissante, ce dernier a regroupé en avril les titres young adult de la maison sous le label Élégy. « L'idée est d'avoir un lieu spécifique où défendre ce type d'ouvrages mais aussi de libérer nos titres young adult du mot « jeunesse » auquel ils étaient associés », précise celui qui soupçonne entre autres les récentes restrictions du pass Culture comme étant l'une des raisons de la rudesse du marché. Effectivement, depuis le 1er mars 2025, les moins de 17 ans sont exclus du dispositif. « Le pass Culture amenait une nouvelle clientèle qui a largement diminué. Cela se ressent particulièrement pour le manga et le young adult », atteste Simon Roguet.

Pour autant, l'éventuelle saturation du segment n'arrête pas les éditeurs. En avril 2024, Larousse a par exemple inauguré son label YA avec Better Than The Movies de l'américaine Lynn Painter. Nommé Comet, ce dernier veut faire la part belle aux héroïnes et explorer leurs failles. « Notre ligne édito qu'on se dit sous le manteau c'est "cute mais pas culcul" », lance Mélanie Decourt, arrivée en mars dernier dans la maison en tant que nouvelle directrice du département jeunesse. En Suisse, c'est Jouvence qui s'apprête à dégainer dès 2026 avec l'ouverture d'une sous-section spécialisée en YA au sein du label Château d'âmes. « Nous recevons tellement de manuscrits de ce type que cela nous a paru évident », raconte Charlène Guinoiseau-Ferré, codirectrice des éditions Jouvence.

Amour et frissons
Si les chiffres évoluent, certaines choses ne changent pas : comme depuis plusieurs années déjà, la romance est la grande gagnante du young adult. Sur les dix premiers ouvrages du top GFK, seuls deux (Hunger Games, lever de soleil sur la moisson, qui rafle la première position, et Hunger Games vol. 1, 9e) ne sont pas classés en romance. Les autres (Mille baisers pour un garçon, Mille morceaux de cœur brisé, Secret Santa. Romance de l'Avent, À contre-sens vol.1, Nos étoiles contraires, À contre-sens vol. 2, À contre-sens vol. 3, Un coeur pour noël) ont tous le sentiment amoureux comme intrigue principale.

« Chez nous, cela fait partie de ce qui marche le mieux », accorde Isabel Vitorino, directrice éditoriale chez Hachette Romans, dont la moitié du catalogue a pour enjeu majeur une romance. Un succès qui va jusqu'à influencer le reste du secteur. « C'est un ingrédient qui infuse beaucoup dans l'imaginaire », note Claire Renault Deslandes. Une omniprésence qui frise l'asphyxie. « Lorsque j'ai parlé sur Tik Tok de mon livre Nos vies en l'air, j'ai reçu des commentaires me demandant s'il s'agissait d'une romance. Quand je leur disais que ce n'était pas le coeur de mon histoire, beaucoup me disaient "génial, je vais le lire alors !" », se souvient l'autrice Manon Fargetton.
Particulièrement proche de ses lectrices grâce à sa forte présence sur les réseaux sociaux, elle poursuit : « Je pense qu'il y a une forme d'indigestion avec ces ouvrages car, souvent, les histoires d'amour sont écrites aux dépens d'autres ingrédients. C'est particulièrement frappant avec le worldbuilding dans l'imaginaire ».

Le retour du thriller
Quoi de mieux alors qu'un challenger pour tout bouleverser ? Parmi les genres tombés en désuétude, le thriller semble effectivement revenir sur le devant de la scène dans les rayons YA. « Chez Hachette, cela fait des années qu'on le tente mais les ventes ne suivaient pas. Or récemment, avec des titres comme La femme de ménage, on a vu les thrillers entrer dans les "piles à lire de tout le monde" », se réjouit Isabel Vitorino.
Concernant l'écriture, elle prévoit tout de même un déplacement du genre : « Ce qui plaît, ce n'est plus l'enquête policière mais le thriller domestique, où ce sont des amis qui essaient ensemble de résoudre un mystère ». Dans cette veine, la directrice éditoriale a d'ailleurs publié en juin dernier Everything We Never Said de Sloan Harlow et prévoit un second titre d'été le 2 juillet, Murders Between Friends de Liz Lawson. Dans un même élan, le 29 mai, Gallimard jeunesse a publié, sous le label Élégy, The Wilderness Of Girls, une enquête au cœur d'une réserve naturelle. En septembre, c'est Comet qui dégainera avec Nos âmes consumées, un thriller teinté de drames familiaux. Chez Rageot, Murielle Couëslan a fait un pari encore plus radical : basculer sur l'horrifique avec Les invocations de Krystal Sutherland, en librairie le 24 septembre. « C'est une tendance très forte aux États-Unis », souligne la directrice.
Millenials en force
Côté fabrication, les éditeurs évoquent tous la montée en puissance des collectors. Une pratique désormais courante dont personne ne semble se priver. Assez pour mettre le poche à l'amende ? En tout cas, selon GFK, ce dernier est en chute marquée, avec -17 % en volume et en valeur. « Le collector est presque devenu banal », explique Claire Renault Deslandes. Effectivement, là où il mettait en valeur un ouvrage déjà bien ancré dans le marché il y a deux ans, le collector peut être désormais pensé comme une manière de lancer un titre.

Écris notre histoire, le prochain livre de l'autrice best-seller Tillie Cole, sera ainsi proposé dès sa sortie en août prochain en version brochée avec jaspage. Pour se distinguer certains, comme Lumen, vont plus loin dans l'objet livre avec par exemple une version luxe de Quand nos os retourneront à la terre : relié cartonné, dos rond, jaspage, tranchefile, signet et même marquage à chaud. Forte de plus de vingt ans dans l'édition, Mélanie Decourt tempère : « Le succès des collectors venait en partie du pouvoir d'achat qui a été donné par le pass Culture. Avec le changement de système, il faudra voir si l'engouement n'a pas tendance à baisser. »
Proximité
Last but not least (et surtout une bonne nouvelle pour le rayon), ces deux dernières années ont aussi été l'occasion pour plusieurs jeunes autrices françaises de percer. Souvent nées au tournant du XXIe siècle, ces dernières se rejoignent dans une volonté commune de casser la frontière entre lectrices et écrivaines. « Ces femmes arrivent via les plateformes d'écriture ou les réseaux sociaux avec des textes mais aussi une communauté soudée. Elles échangent beaucoup entre elles et font de ces nouveaux lieux de socialisation des espaces d'émulation littéraire. » « Elles font leur place, la revendiquent et l'affirment », décrypte Mélanie Decourt qui espère avoir trouvé l'une d'elles en Loridee De Villa, et sa « snowmance » Cet hiver avec toi, premier achat Wattpad de Comet, qui sort en octobre prochain.
Cette proximité, elles la cultivent, comme Clara Héraut, Margot Dessenne et Lilly-Belle de Chollet, à travers des newsletters ou sur Instagram et Tik Tok. Poétesse et écrivaine de 24 ans, Pauline Bilisari, elle, n'hésite pas à partager sur les réseaux ses doutes et ses périodes de dépression. « Ce sont des filles ancrées dans la veine contemporaine hypersensible de John Green. Elles ont grandi avec le young adult et réussissent aujourd'hui à s'émanciper de ces codes en proposant des titres sans américanisation et sans mimétisme », explique Manon Fargetton, bluffée par cette nouvelle génération. « Ces filles, ce sont des girls boss ! », lâche-t-elle faisant référence à la polyvalence de compétences - édition, organisation de master class d'écriture, correction, réseaux sociaux... dont ces écrivaines font preuve. De quoi donner de l'air et de l'espoir au secteur.
*Retrouvez en document lié à cet article le classement commenté des meilleures ventes du marché du young adult entre mai 2024 et avril 2025.
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