Regardez bien et écoutez. Même les statues du commandeur ont parfois un cœur qui bat. Ainsi, la trace qu'a laissée Jérôme Lindon est de celles qui suscitent le respect pieux dû aux grands hommes l'édition reconnaissante. Grâce à lui, l'étoile des éditions de Minuit a brillé pendant plus d'un demi-siècle d'un éclat confondant, suscitant l'admiration mais aussi son ambigu corollaire, une certaine forme de crainte face à « l'œuvre », de nécessité de ne pas ébrécher le portrait de l'éditeur en arbitre moderne, forcément moderne, des élégances. Après tout, qui trop embrasse mal étreint et l'homme était de toute façon trop secret pour susciter quelque effusion que ce soit. Il aura fallu un fils, par ailleurs écrivain (et cette double appartenance ne fut pas toujours sans faire naître d'importantes complications entre les intéressés), pour délivrer le père et l'homme de ce destin qui voudrait que, tel qu'en lui-même, l'éternité ne le change pas. Mathieu Lindon, l'enfant et auteur en question, s'y était déjà essayé, par la bande, dans son admirable Ce qu'aimer veut dire (P.O.L, 2011, prix Médicis) où la figure paternelle en côtoyait une autre, plus choisie, celle de Michel Foucault. Dans cette même veine plus ou moins autofictionnelle, il y revient donc avec ce Une archive dont on pourra avec profit compléter la lecture par celle du parfait Jérôme Lindon de Jean Echenoz (Minuit, 2001), tant l'un et l'autre livre se distinguent par la juste distance avec laquelle ils abordent leur sujet.
Car c'est un Lindon bien différent de son austère image publique que nous offre son fils, sans dévotion ni règlement de compte. Cet homme s'est construit dans le combat (la résistance d'abord, la lutte contre la guerre d'Algérie, le soutien à la cause palestinienne et sur un versant plus professionnel, la loi sur le prix unique du livre) avec courage, humanité et tout de même, pas mal de doutes. Il était fidèle en amitié, auprès de celui dont il fut toujours le protecteur, Samuel Beckett, avec son complice Alain Robbe-Grillet ou de manière parfois plus contrastée, avec Pierre Bourdieu, Claude Simon, Marguerite Duras ou Robert Pinget. Un homme traversé tout de même par un souci constant d'être fidèle à ses vérités multiples et qui, dans le même mouvement et les mêmes contradictions parfois, pouvait être père et éditeur. Mathieu Lindon a pour le résumer une jolie formule relative à son « intelligentillesse ». Humain, jamais trop humain...
Une archive
P.O.L
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 19 € ; 240 p.
ISBN: 9782818056714