La « loi d’urgence pour faire face l’épidémie de covid-19 » adoptée le 23 mars prévoit en son article 11 la possibilité pour le gouvernement de déroger aux règles habituelles de procédure judiciaire en « adaptant, suspendant ou reportant le terme des délais prévus à peine de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d'un droit, fin d'un agrément ou d'une autorisation ou cessation d'une mesure, à l'exception des mesures privatives de liberté et des sanctions. Ces mesures sont rendues applicables à compter du 12 mars 2020 et ne peuvent excéder de plus de trois mois la fin des mesures de police administrative prises par le Gouvernement pour ralentir la propagation de l'épidémie de covid-19 ».
Cette suspension soudaine des délais de prescription va bouleverser la donne en matière de recours contre des livres parus depuis le 13 décembre et qui resteront attaquables, notamment en diffamation, au-delà des délais habituels.
Les « délits de presse » suivent en effet un régime particulier de prescription des poursuites. Selon les termes de l’alinéa premier de l’article 65 de la célèbre loi du 29 juillet 1881, « l’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte de poursuite, s’il en a été fait ». Le délai de prescription, qui court du jour de la sortie du livre, est donc par principe relativement court.
Risque prolongé
Il ne faut pas oublier qu’il recommence à courir à chaque nouvelle publication : poche, club, édition en langue étrangère, etc. En revanche, le délai ne court pas à nouveau à chaque réimpression.
Et que le législateur a porté « le délai de prescription prévu par l'article 65 (…) à un an », en cas d’infraction commise en raison du sexe, de l'orientation ou de l'identité sexuelle ou du handicap. Ce texte récent a mis ainsi à rang égal toutes les provocations et ce quelle qu'en soit la cause. Le risque pour l’éditeur est donc prolongé d’autant.
En raison de ces délais très courts en matière de diffamation, les avocats bataillent souvent pour déterminer à quelle date le livre est réellement paru. Et recourent, pour les uns aux « offices », pour les autres au dépôt légal, pour d’autres encore à des attestations de distributeurs, etc. Le but est de savoir si l’action, en diffamation par exemple, a été enclenchée dans le délai de trois mois. Car, bien souvent, celui qui s’estime diffamé attend la dernière minute pour assigner ou porter plainte, afin de ne pas assurer trop de publicité à un livre à peine paru…
La Cour de cassation a déjà fermement jugé que « l’accomplissement de la formalité du dépôt légal n’établit aucune présomption que la publication ait eu lieu à cette date et ne doit être tenu que comme un élément d’appréciation ».
Responsables désignés
Rappelons aussi que la loi du 29 juillet 1881, officiellement baptisée loi sur la liberté de la presse, proclame en son article premier ladite liberté. Mais elle est contrariée par les dizaines d’autres articles qui la composent et détaillent les délits de diffamation, de provocation aux crimes et délits ou d’offense au président de la République. Très nombreuses sont encore les autres dispositions qui permettent de censurer un texte.
Concernant les seuls délits recensés par ce texte, sont ainsi responsables : le directeur de publication ou à défaut l’éditeur, et l’auteur; à leur défaut, l’imprimeur, le vendeur, le distributeur ou l’afficheur. Les propriétaires des maisons d’édition sont responsables des condamnations pécuniaires des directeurs de publication, éditeurs et auteurs au profit de tiers. Il est à noter que le mécanisme classique de responsabilité, qui s’applique à toutes les autres situations, diffère très peu de celui de la loi de 1881. Les sanctions peuvent être aussi bien pénales (peines d’emprisonnement, par exemple) que civiles (dommages et intérêts), de même que l’action en justice peut être intentée devant des juridictions civiles ou pénales.
L’enjeu du point de départ du délai de prescription est donc crucial.
Les parutions de nouveautés - reportées à compter du 19 mars dernier par la plupart des diffuseurs et distributeurs - va certes ralentir l’activité contentieuse qu’aurait dû, en temps normal, générer ce printemps éditorial.
Mais gageons que les juristes spécialistes des affaires de droit des médias, déjà rois en nombre de nullités soulevées par affaire, ne manqueront pas de se quereller à coup d‘écritures sur la portée de la loi d’urgence et des ordonnances gouvernementales.