Alchimie littéraire. L'alliance de deux remarquables plumes engendre-t-elle nécessairement des textes remarquables ? À l'aube des années 1930, Jorge Luis Borges est un jeune auteur en vue. Grâce à l'entremise de l'écrivaine Victoria Ocampo, il rencontre Adolfo Bioy Casares, de quinze ans son cadet. « Il est de règle qu'en pareil cas l'aîné soit le maître et le plus jeune son disciple, se souvient Borges dans Essai d'autobiographie (Gallimard, 1980). Il en fut peut-être ainsi au début, mais quelques années plus tard, quand nous commençâmes à travailler ensemble, Bioy était vraiment et sans qu'il y paraisse le maître. »
De cette amitié, qui ne prit fin qu'à la mort de Borges en 1986, naîtront des textes signés H. Bustos Domecq ou B. Suárez Lynch, pseudonymes formalisant, comme le remarque l'écrivain Mohamed Mbougar Sarr dans sa stimulante préface, « l'existence d'un troisième écrivain ». Un écrivain d'un abord intimidant si l'on se fie à la réputation de ses ascendants, faisant figure d'écrivains « difficiles ». Lire leur premier texte suffit à faire tomber ce cliché littéraire. Celui-ci a pour titre « Le lait caillé de la Martona » et prend la forme d'une brochure publicitaire vantant les mérites du lait caillé. L'humour et la dimension ludique qui feront tout le sel de leur œuvre à venir sont déjà présents. Car pourquoi écrire à quatre mains si ce n'est pour s'amuser, se réinventer et animer une matière qui, sans le concours d'une autre vision du monde que la sienne, serait restée inerte ? « Si différents que nous fussions comme écrivains, l'amitié pouvait exister entre nous, car nous partagions la même passion pour les livres », se souviendra Adolfo Bioy Casares (Borges, « Cahier de L'Herne », 1964). Une passion commune des livres et de la fiction, qui transparaît notamment dans Six problèmes pour don Isidro Parodi (1942), l'histoire d'un détective emprisonné qui, ayant développé une clairvoyance accrue grâce à l'isolement lié à sa détention, se révèle capable de résoudre de nébuleuses affaires que six visiteurs lui soumettent. Suivront des essais fictionnels, des critiques littéraires, des ébauches de scénarios et même quelques recettes (quoi de plus chic que d'offrir à ses convives un pain de maïs imaginé par « Biorges »?), dont un tiers demeurait inédit. Ces textes sont ici rassemblés en sept cents pages offrant la brillante démonstration que le tout est bien plus que la somme de ses parties.
Œuvres complètes à quatre mains
Seghers
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Eduardo Jiménez, Margot Nguyen Béraud et Françoise-Marie Rosset
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 25 € ; 704 p.
ISBN: 9782232147555