Au bout de la nuit magyare. L'homme qui est au volant de la fourgonnette porte un manteau trop serré, son beau manteau d'hiver lui a été confisqué. À ses côtés, devant : son tortionnaire ; derrière : des corps que le captif converti en chauffeur doit balancer dans le fleuve. Renner, le protagoniste de L'ivresse de la violence de Gábor Zoltán, espère que, parmi ces cadavres à l'arrière du véhicule, ne se trouvent ni son épouse Teréz, ni sa maîtresse Irén. Toutes deux sont juives. L'habit mal ajusté est à l'image de la nouvelle fonction imposée à celui qui, il y a peu, dirigeait encore une petite usine. On est à la fin de 1944. C'est le siège de Budapest, l'Armée rouge est aux portes de la capitale hongroise. Les Croix fléchées, le parti pronazi au pouvoir, se jettent à corps perdu dans l'extermination des Juifs et de tous ceux qui les aident à y échapper. Spoliations, tortures, viols, exécutions sommaires... La cruauté des Croix fléchées est sans limite, leur débauche d'exactions sadiques nous plonge dans un vortex de l'horreur. Le chef d'entreprise n'adhère pas à la politique en place, il emploie des Hongrois de confession mosaïque. Une fois arrêté par les Croix fléchées, il collabore au nettoyage des cadavres pour sauver sa peau. Il est devenu croque-mort malgré lui ; ce qu'il veut, c'est retrouver ces femmes qu'il aime, surtout la belle Irén...
Le titre original hongrois de ce roman, Orgia, a des accents pasoliniens - le Pasolini de Salò ou les 120 journées de Sodome. Comme il l'explique dans sa postface à l'édition française, quand il a perdu son emploi, Gábor Zoltán s'est mis à fréquenter assidûment la bibliothèque et à travailler sur les archives concernant les Croix fléchées. Ces ultranationalistes au paroxysme de leur fièvre homicide en voyant la fin approcher étaient d'anciens collègues ou employés, des voisins. Nombre d'entre eux deviendront des fonctionnaires du nouveau régime communiste... Zoltán précise qu'il n'a pas voulu écrire un livre sur la Shoah en Hongrie, des historiens ayant déjà fait ce travail. Ici, l'auteur, qui a toute sa vie vécu sur les lieux où se déroule cette odyssée en enfer, a juste voulu « montrer que, pour les bourreaux, les ennemis à exterminer ne sont pas seulement les Juifs, mais aussi leurs protecteurs et tous ceux qui n'étaient pas nationalistes ».
Dans L'ivresse de la violence, le tour de force que réussit l'écrivain et metteur en scène de théâtre né en 1960 à Budapest tient à l'acuité des scènes de torture devenues ordinaires, au rythme par quoi le tourbillon de la catastrophe nous aspire. C'est à la fois haletant et sidérant. L'écriture distanciée renforce le malaise : « La cervelle et les yeux collent aux semelles. On donne du talon, on piétine. On saute et on s'écrase sur eux à pieds joints. » Devant l'obscène des atrocités commises par ces « frères » et « sœurs » en barbarie (le mal n'est pas genré), on est pris d'un vertige métaphysique. Qu'aurait-on fait à la place de Renner ? Comment est-il possible que l'humain soit si inhumain ? Et nous revient cette réflexion de Raskolnikov dans Crime et châtiment : l'homme est une brute, il s'habitue à tout.
L'ivresse de la violence
Belfond
Traduit du hongrois par Thomas Salmon
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 23 € ; 368 p.
ISBN: 9782714404657
