On pourrait résumer Les pizzlis en disant qu'un chauffeur Uber au bout du rouleau, Nathan, qui ne parvient plus à assumer la charge de sa sœur et son frère cadets (Zoé et Etienne), accepte la proposition d'une de ses clientes, Annie, de les emmener tous trois dans sa cabane en Alaska. Cette autochtone entend retrouver ses racines après quarante ans passés à Paris au côté de son compagnon blanc. Là-bas, tout comme Joe, un ami d'enfance d'Annie, Mike et sa fille Genee, ils vont se trouver confrontés non seulement à une nature sauvage, mais surtout aux impacts du réchauffement de la planète, qui font perdre tous leurs repères aux quelques habitants des lieux. Clés de lecture, les pizzlis, qui donnent son titre à l'album, sont le résultat de l'hybridation, rare mais de plus en plus fréquente, entre des ours polaires chassés de leur habitat par le dérèglement climatique, et des grizzlis, qui vivent dans les régions subarctiques.
S'il concilie la passion de son auteur pour le Grand Nord et son engagement écologique, exprimés dans les formidables La saga de Grimr et Penss et les plis du monde (Delcourt 2017 et 2019), le nouveau roman graphique de Jérémie Moreau affirme une facette supplémentaire de son talent par sa profonde humanité. Certes Nathan, qui ne sait pas se déplacer sans GPS au point de devoir « se pister lui-même », Zoé, qui ne vit que par son iPhone, et Etienne, qui se voit en futur champion de jeux vidéo, vivent un choc de civilisation. La cabane d'Annie n'a ni eau courante, ni électricité. On peut y contempler des aurores boréales, mais on n'y mange qu'à condition de chasser ou cueillir soi-même sa nourriture. Cependant, dans un univers aux équilibres bouleversés, les nouveaux venus ne sont pas les seuls à avoir besoin d'une initiation. Ils ne sont même pas forcément moins bien équipés qu'Annie, Mike, Genee et Joe pour assurer leur survie et, peut-être, dessiner un avenir.
Loin des grands discours, Jérémie Moreau se tient, de son trait fin poétisé et même spiritualisé par de grands à-plats de couleur, au plus près du ressenti de ses sept personnages. Dans une économie de texte, avec délicatesse et sensibilité, il fait surgir une multitude d'émotions qui tiennent autant à leurs trajectoires contrariées, aux malheurs auxquels ils ont chacun été confrontés, qu'à leur osmose troublée avec une nature en mouvement, dans laquelle, comme dit Annie, « tout est sens dessus dessous ».
Les pizzlys
Delcourt
Tirage: 35 000 ex.
Prix: 29,95 € ; 200 p.
ISBN: 9782413040811