Tous les chemins mènent à Roma. Deux images fortes comme deux emblèmes ouvrent cet impressionnant volume. D'abord, une tigresse allaitant deux bébés, l'un noir, l'autre blanc, telle la louve romaine dans les ruines d'une cité désertée. Ensuite, une salle de cinéma diffusant un plan culte de Thelma & Louise, avec les héroïnes dans leur Ford Thunderbird au bord de la falaise. La fondation mythique d'un monde, la sororité, la couleur de peau, le road-movie hollywoodien, le pressentiment d'un effondrement... Moteur, action.
Voici Becki, afro-américaine pauvre et aspirante dessinatrice, aux parents défaillants. Voilà Summer, petite fille gâtée, anorexique, exubérante, paumée. Elles sont sur la route, remontant le chemin des anciens esclaves, de Detroit vers la cité de Roma, en Géorgie. Un voyage d'émancipation autant qu'une fuite des soucis qui s'accumulent, et l'occasion de trouver enfin ce qui les unit si profondément.
Inspirée par ses séjours à Detroit, Elene Usdin, qui a coécrit cet album avec son fils Boni, montre « Motor City » sous ses coutures les plus usées, plaies béantes d'un passé industriel douloureux. Cité d'espoir pour les esclaves fuyant le Sud ségrégationniste, Detroit est devenue l'incarnation du cauchemar du capitalisme, avec ses usines à l'arrêt, ses quartiers vidés de ses habitants surendettés et le scandale des eaux polluées de la ville voisine de Flint. À ces images au style expressionniste les auteurs associent des icônes de cinéma, à travers notamment le personnage de la mère de Summer, actrice déchue, ersatz de Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule. Ils mêlent le tout dans un scénario à la structure sophistiquée, et font tourner la tête du lecteur en même temps qu'ils l'hypnotisent avec un graphisme mouvant. Peintures chatoyantes, noir et blanc hachuré, monochromes funèbres, les pages impressionnantes réalisées par Elene Usdin sont ponctuées de frêles portraits d'anonymes, croquis réalisés aux États-Unis par Boni, également compositeur d'un accompagnement musical de l'album.
Moins métaphorique et donc plus accessible que sa première bande dessinée, René.e aux bois dormants, mais tout aussi hanté par les secrets morbides d'un continent à la dérive, ce nouveau livre confirme qu'Elene Usdin est plus qu'une plasticienne aboutie : elle est la conteuse inspirée de notre monde traumatisé.
Detroit Roma
Sarbacane
Tirage: 18 000 ex.
Prix: 35 € ; 352 p.
ISBN: 9782377319145