Matérielle. Après Cruelle sur son rapport morbide aux animaux, Pucelle sur la découverte de la sexualité et Jumelle sur ses relations avec sa sœur (Dargaud, 2016-2023), Florence Dupré la Tour poursuit son travail autobiographique avec un volume consacré à la question de l'argent. Fille de patron, grandissant dans l'opulence et un beau domaine, la jeune Florence se savait à l'abri du besoin. Mais à l'adolescence, l'absence d'argent de poche change son regard : l'argent est un levier concret du pouvoir de ses parents sur elle et ses choix de vie, et la débrouille face à cette pénurie est un premier pas dans la rébellion contre le diktat familial. Plus tard, après avoir mis au monde deux enfants avec un type inconséquent et fait des études d'art ayant généré une dette importante, la jeune femme doit affronter l'inconcevable : le déclassement et la pauvreté.
De sa plume aiguisée et expressive, créant un contraste entre le propos dur et les couleurs lumineuses, Florence Dupré la Tour revisite son passé avec la juste distance et la rigueur que lui impose son sujet. Elle se nourrit d'anecdotes pour s'interroger sur les liens entre statut social, fruit du travail et héritage, et surtout sur sa valeur aux yeux des autres - ses parents d'abord, ses mecs ensuite, son milieu en général. Car éduquée dans un environnement plus qu'aisé mais privée de plaisirs frivoles et même de repas simplement suffisants, l'autrice en a intériorisé une dévalorisation de son être. Impossible pour elle de paraître dans le besoin, d'accepter un cadeau, de réclamer de l'aide : ce serait nier sa possibilité d'exister par elle-même, d'être une femme indépendante et fière de sa vie. Et ce, même quand elle ne peut chauffer qu'une seule pièce de son taudis, qu'elle doit porter le même pantalon de grossesse tous les jours, ou faire à peine un repas quotidien...
Tour à tour émouvant et glaçant, cet album est, d'une part, un cri de dégoût face à des parents bourgeois qui ne l'ont pas soutenue au moment où elle en avait le plus besoin, période dont elle garde des stigmates douloureux. Et d'autre part, il est un appel plus global à la prise en compte de la précarité des artistes-auteurs. Un message plus que jamais essentiel alors que, dans un marché en repli, ils sont les premiers à souffrir.
Jeune et fauchée
Charivari/Dargaud
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 24,50 € ; 212 p.
ISBN: 9782487663152
