Rencontre 

Jean-Christophe Rufin : "Me dévoiler ne m'intéresse pas" 

Jean-Christophe Rufin - Photo Olivier Dion

Jean-Christophe Rufin : "Me dévoiler ne m'intéresse pas" 

À l'origine médecin neurologue, pionnier de l'humanitaire avec MSF, puis diplomate, essayiste, Jean-Christophe Rufin est un écrivain prolifique à l'imagination fertile. Très discret sur sa propre biographie, il s'ingénie à glisser du réel là où on ne l'attendrait pas. Alors qu'il publie D'or et de jungle, son premier livre chez Calmann-Lévy et nouveau leader des meilleures ventes GFK Livres Hebdo cette semaine, rencontre entre deux expéditions, au Mozambique puis au Brésil.

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 21.02.2024 à 18h35

Livres Hebdo : On peut considérer que vous avez tout réussi dans vos différentes vies. Alors, pourquoi cet échec, en septembre dernier, au poste de secrétaire perpétuel de l'Académie française ?

Jean-Christophe Rufin : Face à Amin Maalouf, je voulais proposer un choix, même si je savais que les jeux étaient faits. Nous étions deux candidats possibles. J'ai fait une courte campagne d'une semaine, surpris par la cabale, assez agressive, menée contre moi par certains. Mais au fond, est-ce que j'avais envie de ça ? Pour partir descendre l'Amazone sur un petit bateau où l'on apporte son hamac, il faut du temps et de la liberté... De toute façon, la fonction de secrétaire perpétuel va évoluer dans les années qui viennent.

Avec D'or et de jungle, vous publiez votre premier livre chez Calmann-Lévy. Pourquoi ce transfert ?

Il faut se remettre en question de temps en temps. J'ai passé vingt-cinq ans comme auteur chez Gallimard, il y avait sans doute une usure. Mais je n'ai aucun grief contre Gallimard, à qui je dois tout. Je ne suis pas parti fâché du tout. Simplement, j'avais envie d'avoir du temps, de travailler avec d'autres équipes, dans une structure plus légère, un petit équipage plutôt qu'un gros paquebot. Et puis j'avais une vieille fascination pour la maison Calmann-Lévy, l'éditeur de Flaubert, Dumas, Loti et tant d'autres. Elle est en train de reprendre aujourd'hui des couleurs. Tout cela est un peu rock'n'roll, et ça fait du bien.

Vous avez signé chez Calmann-Lévy pour trois livres. Lesquels ?

D'or et de jungle, donc. Puis un nouvel épisode des aventures d'Aurel le Consul. Le public aime bien ça, et moi aussi, alors je vais continuer, mais à un rythme moins soutenu que jusqu'à présent. J'en ai publié un par an depuis 2018. Ensuite, je songe à un livre sur l'explorateur Savorgnan de Brazza. Et puis, il y aura, pour les fêtes 2024, un carnet de voyage sur le fleuve Amazone, avec des dessins. Je dois y retourner au mois de mai pour compléter.

Que vont devenir vos titres en poche, où vous êtes un gros vendeur ?

Je préférerais rester chez Folio.

Qu'est-ce qui relie entre elles toutes vos expériences, vos vies successives ou parallèles ?

Le roman. C'est un instrument de découverte du monde, et peut-être d'anticipation. Le fil rouge, c'est le rapport entre « nous », les Européens, et « les autres », le reste du monde. J'essaie d'utiliser le roman classique pour décrire des mondes, je n'ai pas inventé de forme particulière. J'ai écrit des romans d'action historiques, mais aussi contemporains, et même au-delà. Globalia, par exemple (Gallimard, 2003), un roman de science-fiction qui, paru trop près du Goncourt, fut un insuccès relatif. Eh bien, il continue de vivre sa vie, il a même ses fans qui me le réclament dans les salons du livre où je fais des dédicaces. Mes romans campent des individualités, comme L'Abyssin, ou des groupes, comme les colons français dans Rouge Brésil, racontent des histoires d'amour (La salamandre) ou plus sociétales, comme D'or et de jungle. Je suis fasciné par les points de contact entre les civilisations, comme le sultanat de Brunei.

C'est là en effet que se situe ce nouveau roman. Pourquoi ce choix ?

Il fallait que mon histoire de coup d'État high-tech, de recolonisation par l'argent, soit plausible. Un État de petite taille, créé récemment (le sultanat n'est indépendant que depuis 1984), avec une structure politique et sociale et une géographie assez simples, faisait donc l'affaire.

Y êtes-vous allé souvent ? Depuis longtemps, comme pour le Brésil, afin de laisser « maturer » votre histoire ?

Non, pas cette fois. J'y suis allé en mars, et j'ai écrit le livre en juillet. En cinq semaines, comme chaque fois.

Là aussi, il fallait « aller voir », comme disait Pierre Loti ?

Je suis toujours allé sur le motif. Rien ne remplace l'expérience personnelle, dès la descente de l'avion. Les couleurs, par exemple.

Parmi les écrivains, il y a des « auditifs » et des « visuels ». Dans quelle catégorie vous rangez-vous ?

Quand j'écris un livre, je n'entends rien, mais je vois tout ! J'appréhende le monde avec les yeux, les sens en général : les saveurs, les odeurs. Moins l'ouïe. Quoique. À Brunei, on est allés au-dessus de la canopée, la jungle fait un boucan d'enfer.

Parfois, en lisant ce nouveau roman, on pense un peu à un épisode de SAS de Gérard de Villiers...

C'est amusant, parce qu'il se trouve que j'ai rencontré une fois Gérard de Villiers. C'était un peu après le Goncourt. Il m'avait expliqué sa façon de travailler, de se documenter, ainsi que le rythme de forçat qu'il s'imposait. « Je suis enchaîné dans une mine d'or », m'avait-il dit. Il y a d'ailleurs un volume des aventures de SAS qui se passe à Brunei. Il tient la route. En tout cas, nous avons un principe en commun : se rendre sur place. La documentation ne suffit jamais.

Pensez-vous retourner à Brunei un jour ?

Je n'en suis pas sûr, malgré mes précautions. Car beaucoup de choses sur le pays, la famille royale, sont authentiques. J'ai préféré cela à inventer un pays. Je l'ai fait une fois pour un Aurel, cela avait déstabilisé les lecteurs.

Vous avez repris, il y a quelques années, des missions dans l'humanitaire. Quels enseignements en avez-vous tirés ?

En effet, notamment en Afrique : Burundi, Mozambique... Ce n'était pas vraiment concluant. Il y a à la fois un problème de sens et de ce que je pourrais concrètement apporter aux populations. Étant donné ma spécialité, la neurologie, je serais plutôt un généraliste. Et il y en a d'autres, plus jeunes et plus au fait que moi. Quant à la fonction de témoignage chez les humanitaires, elle a beaucoup évolué. Il y a de moins en moins d'Européens sur le terrain, pour des raisons de dangerosité, et ils sont de plus en plus politisés. À la grande époque de MSF, c'était l'aventure et le témoignage, et après, on écrivait des livres...

Justement, ne faudrait-il pas rééditer vos essais des années 1980, qui apparaissent maintenant prémonitoires ? Comme Le piège (JC Lattès, 1986), par exemple ?

On me l'a proposé, mais ça supposerait un gros travail de révision, voire de réécriture. Je n'ai pas le temps, et je préfère regarder vers l'avenir.

Y a-t-il, dans vos romans, des éléments autobiographiques ?

Tous mes livres constituent une autobiographie éclatée, comme dit Pierre Assouline à propos de Simenon. Certains récits, certains personnages, sont nourris de mes propres expériences, comme Les sept mariages d'Edgar et de Ludmilla (Gallimard, 2019), qui est presque une caricature. Mais me dévoiler, ça ne m'intéresse pas. D'autres le font tellement mieux, comme Annie Ernaux. Je suis un écrivain « planqué ». Et puis, dans plusieurs de mes vies, j'étais tenu au secret : médecin, diplomate... Même si Aurel est un personnage authentique, que tout le Quai d'Orsay a reconnu illico.

On ne lira donc jamais vos mémoires ?

J'espère !

 

Jean-Christophe Rufin
D'or et de jungle
Calmann-Lévy
Tirage: 80 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 450 p.
ISBN: 9782702187548

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