Dans le journal de santé de Louis XIII que tient Jean Héroard, le médecin du roi note que ce dernier a pris son premier bain à l’âge de 7 ans. Son fils, Louis XIV, ne paraît pas plus ami de l’eau : chaque fois qu’il devait « subir » un bain pour des raisons médicales, le Roi-Soleil en ressortait très éprouvé, comme pris de vertiges. Au cours du Grand Siècle, l’élément aquatique concerne plus l’architecture des jardins que les soins corporels. L’époque médiévale pourtant n’était point encore fâchée avec l’eau. Que s’est-il passé ? Georges Vigarello répond à la question à travers Le propre et le sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Age. Richement illustrée, cette réédition d’un essai paru en 1985 retrace le rapport que l’Occident entretient avec l’eau.
Aux XIIe et XIIIe siècles, l’eau est une compagne. Dans le Paris de Saint Louis, on compte plusieurs dizaines d’étuves - bains publics où l’eau est soumise à un système de vapeur, équivalent du hammam oriental. Un pourboire est même distribué aux valets pour qu’ils aillent à l’étuve, preuve que l’usage de l’eau est répandu dans toutes les couches de la société. L’eau au Moyen Age est festive, un peu trop aux yeux de l’Eglise… L’étuve devient bientôt lieu de prostitution. Si des édits éloignent cet endroit mal famé hors des murs de la cité, le véritable coup de grâce donné à la pratique de l’étuve sera la peste qui, au XIVe siècle, ravage l’Europe. Ce qui était considéré bon - que les pores de la peau s’ouvrent sous l’effet de la vapeur - est désormais jugé mauvais : cette sudation saine, selon la médecine des humeurs héritée de l’Antiquité, devient suspecte, et l’eau inquiétante puisque c’est à cause d’elle que ce « venin de l’air », la peste, pénètre le corps.
La civilisation progresse et impose ses règles d’urbanité. A la Renaissance, le chevalier médiéval cède la place à l’homme de cour comme modèle à imiter. On exige de lui, outre la politesse et le maintien, qu’il ne désoblige pas son entourage par ses mauvaises odeurs. Suprême paradoxe : l’exigence de surveillance de propreté augmente alors même que les outils de cette surveillance (le bain, la toilette à l’eau) disparaissent. Apparaît la toilette sèche : le fait de s’essuyer au moyen d’un linge blanc. Montaigne se plaint de sentir sa sueur sur sa chemise, c’est le temps du linge qu’on change à défaut de laver son corps.
C’est le siècle des Lumières, avec sa perception plus sensualiste du monde, qui va radicalement changer la donne. Au XVIIIe siècle, l’empirisme gagne du terrain, et on va réfléchir autant à l’effet de l’eau qu’à la sensation - le plaisir - qu’elle procure. Des seuls visage et mains que l’on nettoyait à l’aide d’un linge trempé dans du vin ou du vinaigre (pour leur effet constricteur, resserrant les pores de la peau), on passe au corps entier que l’on immerge dans une baignoire… Mais il faudra attendre le baron Haussmann pour apporter de l’eau courante propre à Paris et révolutionner la toilette. Un progrès sûr mais lent. L’hygiène n’est pas au rendez-vous partout : seuls les appartements haussmanniens de la grande bourgeoisie sont équipés de salles de bain…
Georges Vigarello ourdit au fil de ce récit des mutations de la relation à l’eau une réflexion sur la psychologisation de cet élément. Sean J. Rose