Entretien

Frédéric Martin (Robert Laffont) : « Je ne vois pas l'intérêt de s'interdire des formes »

Frédéric Martin, directeur général des éditions Robert Laffont. - Photo Olivier DION

Frédéric Martin (Robert Laffont) : « Je ne vois pas l'intérêt de s'interdire des formes »

Le nouveau directeur des éditions Robert Laffont, Frédéric Martin, loin d'opposer littéraire et populaire, insiste plutôt sur la lucidité et l'engagement, quel que soit le genre. Il imprime déjà sa marque en ouvrant l'emblématique collection « Pavillons », jusque-là dédiée à la littérature étrangère, à des auteurs français.

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Par Sean Rose
Créé le 16.06.2025 à 16h00

Livres Hebdo : Naissance à Marseille, enfance et adolescence à Tahiti, retour à Marseille avant des études de commerce à Paris… Vous êtes aujourd'hui directeur de Robert Laffont après avoir fondé et dirigé une maison d'édition indépendante : Le Tripode. C'est un parcours plutôt original.

Quand j'étais étudiant à Sup de Co Paris [ESCP], j'ai pu faire un stage au Centre national du livre. Je voulais travailler dans l'édition, et c'est en revoyant après mes études des copains du CNL que j'ai appris que Viviane Hamy recrutait quelqu'un. Au tout début, j'étais responsable des droits étrangers. Mais dans une petite maison, on touche à tout. Je me suis également occupé de la librairie et de la presse. Les premières années passées, en étant responsable des droits, j'ai commencé aussi à m'occuper de littérature étrangère ; par capillarité, je suis ensuite passé à la littérature française.

Mais quel a été le déclic ? Votre premier texte en tant qu'éditeur ?

C'est une histoire incroyable. Un grand éditeur hongrois était venu à la maison d'édition signer un contrat pour un livre de Fred Vargas, et m'avait apporté un roman dont il n'avait pas les droits mais qu'il aimait plus que tout. Quand un éditeur de cette expérience a tant d'élégance, on se fait forcément plus attentif. Je demande donc à une traductrice de magyar si elle peut me faire une note sur ce livre. Et elle, alors, se met à rigoler : des années plus tôt, quand elle commençait dans le métier, elle avait, pour se faire connaître, traduit ce roman dans son intégralité et l'avait envoyé à une vingtaine d'éditeurs, qui l'avaient tous refusé. J'espérais une fiche de lecture et dix minutes après mon appel, je reçois la traduction intégrale. Il s'agissait de La porte de Magda Szabó. Nous étions en 2003 et le roman a obtenu le prix Femina étranger. Comme quoi il faut toujours être attentif, une merveille peut surgir de nulle part et n'importe où… On peut vraiment passer à côté de chefs-d'œuvre. Tout cela rend très humble.

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Les premières couvertures de la collection "Pavillon" français.- Photo OLIVIER DION

Comme fondateur du Tripode vous êtes réputé très « littéraire ». Aujourd'hui, aux rênes de Robert Laffont, éditeur généraliste de fiction et de documents au spectre large, comment comptez-vous vous positionner entre ouvrages grand public et littérature exigeante ?

Quand, après un déjeuner où nous avions discuté librement de l'avenir de l'édition, Catherine Lucet [directrice générale d'Editis] et Denis Olivennes [président d'Editis] m'ont proposé de reprendre la direction de Robert Laffont, j'ai été très touché, car c'était comme refermer la boucle. Mon maître dans l'édition a été Jean-Jacques Pauvert, il était ami avec Robert Laffont, chez qui il a publié sa magistrale biographie de Sade… Ces deux grands éditeurs avaient en commun de publier des choses très différentes, selon leur bon plaisir, et, quand on y regarde de plus près, le Tripode n'a jamais fait autre chose. Je partage avec l'équipe d'éditeurs de Robert Laffont cette envie de parler à tout le monde et de choses très variées. La Porte de Magda Szabó ne m'a pas empêché de publier des années après l'Atlas inutile de Paris ou un roman comme Dirty Sexy Valley. La force d'une maison d'édition naît aussi de l'écoute qu'on offre à des auteurs différents et de l'exigence que l'on met ensuite dans chaque publication.

Entre textes littéraires et développement personnel, n'avez-vous pas le sentiment de pratiquer le grand écart ?

Sans vouloir faire de la métaphysique, la question de comprendre pourquoi on existe - qu'est-ce qu'on fait là ? - se pose à tout le monde. Il s'agit de voir ensuite comment chaque auteur essaie d'y répondre avec les moyens qui lui sont propres : la fiction, les idées, le récit, le dessin, l'humour… Je ne vois pas l'intérêt d'établir des hiérarchies ni de s'interdire des formes. Dernièrement, lors d'une réunion avec nos représentants sur la rentrée de septembre, j'ai présenté à quelques minutes d'intervalle un nouveau roman extraordinaire de Mathieu Belezi, Cantique du chaos, et l'ouvrage du docteur Philippe Presles, qui rassemble dans Guérir de vos angoisses en six leçons un savoir acquis sur plusieurs années à partir de sa propre expérience. Il a réussi à élaborer une méthode, l'a appliquée ensuite à des centaines de patients, et pense maintenant qu'il peut la partager sous la forme d'un livre.

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Quel rapport entre le roman de Mathieu Belezi et cet ouvrage de développement personnel, me direz-vous ? La générosité ! Si l'œuvre de Mathieu Belezi suscite mon admiration, le livre du Dr Presles me plaît aussi, ne serait-ce que pour ce qu'il pourrait apporter à des personnes comme ma sœur, sujettes à de très fortes angoisses. Les livres nous aident. Alors, oui, l'horizon des publications que j'accompagne avec les éditions Robert Laffont s'est élargi considérablement par rapport à ce que je faisais auparavant, et j'en suis plus qu'heureux. J'avais envie d'aborder d'autres domaines avec la même exigence éditoriale et la même patience que tout ce que j'ai fait jusqu'à présent.

La touche « Frédéric Martin » justement, n'est-ce pas la création de « Pavillons » français, alors que cette collection emblématique de Robert Laffont publiait exclusivement de la fiction étrangère ? Quelle différence avec votre collection blanche ?

L'appellation « blanche » était surtout à usage interne, c'était une manière de signaler notre retour plus volontaire dans la littérature française depuis deux ans, notamment grâce au travail d'Alice d'Andigné. Mais la littérature française, cela reste une histoire ancienne chez Robert Laffont, l'homme j'entends, et elle n'a presque jamais cessé. Profitant durant la Seconde Guerre mondiale de l'exode de nombreux écrivains vers la zone libre, et notamment à Marseille, Robert Laffont créa sur ce désir de littérature, dans sa ville natale, en 1941, sa maison d'édition. Après, l'histoire de l'édition est faite d'ironie : dans l'immédiat après-guerre, la situation de sa maison s'est fragilisée et un partenariat s'est mis en place avec René Julliard, dont la maison avait alors le vent en poupe. L'accord contenait de ce fait une clause léonine, interdisant à Robert Laffont de publier des auteurs français… C'est ainsi que naît en 1945 la collection « Pavillons », par obligation pour Robert Laffont de rester cantonné pendant quelques années à la littérature étrangère. Cette contrainte deviendra sa chance et la collection accueillera très vite des noms incroyables : Dino Buzzati, Mikhaïl Boulgakov, Adolfo Bioy Casares, Anthony Burgess

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Frédéric Martin, directeur général des éditions Robert Laffont.- Photo OLIVIER DION

Toute la littérature française va-t-elle désormais paraître en « Pavillons » ?

Non, nous allons conserver notre tradition de littérature hors collection aussi. De Marc Levy à Serena Giuliano, cette approche restera importante. D'ailleurs, cette dualité existe aussi pour la littérature étrangère, puisque nous avons également, et depuis toujours, publié des traductions en dehors de la collection « Pavillons ». Je dirais que tout est une question de rapport au temps. Mettre un texte sous l'étendard « Pavillons », c'est prévenir le lecteur qu'il doit se donner une certaine disponibilité, que l'ouvrage soit court, comme un premier roman de 120 pages tel Géographie de l'oubli de Raphaël Sigal, ou ample, comme Chez nous de Phillip B. Williams, qu'il soit intime et vif, comme L'amour moderne de Louis-Henri de la Rochefoucauld, ou foisonnant et nourri par le procès de Nuremberg, comme Le crépuscule des hommes d'Alfred de Montesquiou. Tous ces livres (à paraître le 21 août), qui font partie de notre rentrée littéraire, on peut les relire plusieurs fois si on veut en appréhender la texture. En définitive, ma ligne de vigilance ne porte pas sur les formes littéraires mais sur ce qui sépare le divertissement de la diversion. J'aurai toujours à cœur de publier des romans dont le plaisir de lecture est immédiat, mais pas d'ouvrages de diversion. La diversion, c'est quand on fuit la réalité. Quand on publie un récit, un roman populaire, du développement personnel ou de la poésie, chez Robert Laffont, il doit rester, derrière chaque livre, l'envie de regarder le monde, de tous ses yeux ouverts.

BIO Frédéric Martin

16 janvier 1975 Naissance à Marseille. 2000 Stage au Centre National du Livre. 14 février 2002 (« sous l'égide de saint Valentin ») Premier poste dans l'édition aux éditions Viviane Hamy, en tant que responsable des droits étrangers. 2005 Fait paraître chez Viviane Hamy L'art de la joie de Goliarda Sapienza, œuvre méconnue dans son pays d'origine, l'Italie, qui devient un best-seller posthume avec plus de 500 000 exemplaires toutes éditions confondues. 2009 Cofonde les éditions Attila avec Benoît Virot. 2013 Crée les éditions Le Tripode, qu'il dirige jusqu'en 2024, où paraissent de grands succès, tel De pierre et d'os de Bérengère Cournut, vendu à 150 000 exemplaires toutes éditions confondues. 6 janvier 2025 Nommé directeur des éditions Robert Laffont.

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