Elle s'appelait Laurence Frémondière, née Cormeau en 1863. Laveuse sur un bateau-lavoir, elle appartenait « au petit peuple des bords de Loire » qui, avec l'avènement de la République et des idéaux d'égalité, de justice, d'instruction et de progrès, rêvait pour ses descendants d'une vie meilleure que la sienne. Comment cette femme appartenant à la classe des « impropriétaires » aurait-elle pu imaginer que son arrière-petite-fille, normalienne, agrégée de lettres classiques, serait un siècle et demi après sa naissance élue à l'Académie française ?
En 2019, Danièle Sallenave reliait, dans Jojo, le gilet jaune (Gallimard), le mouvement social né sur les ronds-points à la grande Histoire. Revenant en Anjou sur ses terres d'origines, elle l'associe dans Rue de la justice à son histoire familiale et à la figure de cette aïeule qui, comme Jojo, appartient aux oubliés, au peuple dont on ignore les aspirations. « Aller à la rencontre des Gilets jaunes sur les ronds-points, c'était revenir vers le monde où je suis née [...], c'était retrouver ce petit peuple dont je suis issue : journaliers agricoles, vignerons, artisans, ouvrières d'imprimerie. En les écoutant, je retrouvais ce que j'ai toujours ressenti, et que j'ai hérité de mes modestes aïeux des bords de Loire : une soif de justice, d'égalité, de reconnaissance, d'instruction. »
Cette comparaison établie, l'écrivaine nous entraîne des lendemains brumeux de 1789 à la France macroniste, du bocage des Mauges à l'Amérique de Lincoln, dans un fascinant périple à travers ces « deux mondes dans le même monde », celui qui « agit, pense et crée, gouverne et décide » et celui qui « subit les effets et les conséquences de ce qu'il ignore entièrement ». Que savait-elle, Laurence, des événements qui, à son époque, ont changé le visage de nos sociétés ? Comment vivait-on sur les terres qui l'ont vue naître, profondément marquées par la mémoire de la guerre de Vendée ? Convoquant la littérature- seule à avoir préservé la trace de ce monde rural disparu- et les faits historiques, Danièle Sallenave nous immerge dans le quotidien d'une petite fille découvrant l'école en pleine guerre franco-prussienne, d'une croyante qui n'était certainement pas bigote, et d'une femme qui, sur sa cheminée, avait disposé une gravure encadrée des obsèques de Victor Hugo, poète des humbles, le premier à leur avoir donné une voix.
Rue de la justice
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 22 € ; 368 p.
ISBN: 9782072991158