Au Maroc, lire des livres français est un luxe. Quand le dernier prix Goncourt, Houris de Kamel Daoud (Gallimard) s’achète 23 euros en France, il faut débourser quelque 290 dirhams (27,9 euros) pour l’acheter au Maroc. Un livre de poche à 9,5 euros est proposé entre 119 et 130 dirhams (entre 11,4 et 12,5 euros), soit un surcoût de +17,5 % à +28,4 %. « Le lecteur marocain lit beaucoup plus cher que le lecteur français alors que son pouvoir d’achat est incomparable », déplore Hassan El Kamoun, vice-président de l’Association des librairies indépendantes du Maroc (ALIM), qui ne compte plus les fois où des clients l’ont traité de voleur avant de claquer la porte de sa librairie à El Jadida. Or, vu la faiblesse de la production marocaine en français (moins de 700 titres en 2023, soit 17% de l’ensemble des publications), l’importation est incontournable.
« Votre marché est très important pour nous », insiste Fadi Hajj, directeur export d’Interforum, qui veille à maintenir le lien avec ses interlocuteurs. Le Maroc est en effet le 8e marché d’exportation pour les éditeurs français, avec 18,29 millions d’euros en 2023, selon les chiffres de la Centrale de l’édition. Avec 38 millions d’habitants qui (du moins pour les 60 % qui sont alphabétisés…) étudient le français dès la 2e année de l’école primaire, c’est le premier marché au Maghreb (61,1 %). Plus de 60 % de ces importations relèvent du scolaire.
Concentration de l’importation
Les importateurs fixent unilatéralement la tabelle, un chiffre multiplicateur entre 11 et 13 couvrant les frais bancaires, les coûts de transport, de transit et de dédouanement. Ces derniers, une vingtaine, sont pour la plupart des groupes de distribution (près de 86 % selon la Centrale de l’édition), dont certains ont aussi un réseau de librairies (comme la Librairie des Écoles ou la Centrale de diffusion et de promotion du livre (CDPL), ou sont aussi éditeurs (comme la Librairie nationale, filiale du groupe Hachette Livre, ou Sochepress, anciennement dans la multinationale Presstalis et rachetée en 2019 par le fonds d’investissement Edito Ventures, mais aussi CDPL). Peu, comme Diwan, ne font que de l’importation et de la distribution. Plus de 80 % des livres français sont importés par trois acteurs majeurs : la Librairie nationale, Sochepress et la Librairie des Écoles.
Pour certains fonds scolaires, la tabelle s’élève à 13,5 ; 13,8 et même 14, au nom de contrats d’exclusivité et du travail de démarchage et de promotion qu’elles imposent. Fatimazzahra Abouchikhi, directrice du département Livre chez Sochepress, les explique par l’ancienneté de l’entreprise, qui a fêté son 100e anniversaire en 2024. Ainsi, Sochepress travaille avec Bordas et Le Robert ; la Librairie des Écoles avec Nathan et Retz ; la Librairie nationale avec l’ensemble des publications du groupe et des fonds distribués par Hachette.
Précarisation des libraires marocains
Les libraires acceptent le principe de l’exclusivité pour le scolaire ou des opérations de promotion des auteurs marocains, avec des remises de 30-40% sur le prix français, « au bénéfice du lecteur ». En revanche, ils contestent le « détournement de l’exclusivité » au seul profit du distributeur, avec une extrapolation de ces niveaux de tabelle sur des fonds non exclusifs qui ne justifient pas un démarchage particulier (T’choupi ou Le petit prince), et des niveaux de marge nette non conformes aux usages, estimés à 25 %. Ils appellent à plus de transparence, car les catalogues de prix ne sont pas en ligne et les tabelles données parfois oralement.
Si au Maroc le prix est libre en l’absence de loi similaire à la loi Lang, le rapport de force est très favorable aux distributeurs, qui imposent aux libraires des conditions jugées léonines : notamment une remise plafonnée à 30 % (25 % sur le scolaire), contre 36 % au moins en France. L’absence de contrat-cadre liant les distributeurs aux libraires contribue à les fragiliser, puisque rien n’interdit aux premiers de vendre en direct sur les salons avec une remise de 10 à 15% (selon Sochepress) et de soumissionner aux marchés publics. « Seuls 4 % des libraires bénéficient de la commande publique », s’inquiète Hassan El Kamoun. « Si ça continue, on s’attend à des fermetures ». Or il n’y a déjà plus que 45 librairies dans le pays.
Absence de vision
Caroline Dalimier, de LivreMoi, une des librairies importatrices, appelle à l’arbitrage des éditeurs dont les fonds sont mis en vente dans ces conditions : « Les éditeurs français ont la possibilité de préciser dans leur contrat de distribution que la remise accordée au distributeur est faite pour servir des revendeurs et non pas le grand public ». Pour les exportateurs, il va de soi qu’une remise distributeur implique la redistribution au détaillant, et plusieurs estiment qu’ils n’ont pas à intervenir dans ce qu’ils considèrent comme des affaires internes au Maroc. « Nous avons pour mission d’accompagner la Librairie nationale dans ses ventes au Maroc », déclare Denis Berriat, directeur général de Hachette Livre. « Ils pourraient vendre plus si le livre était moins cher », rétorque Yassine Retnani, directeur du Carrefour des livres.
La constitution d’un observatoire et d’une plateforme interprofessionnelle du type de la plateforme française de regroupement logistique Prisme pourraient aider à réguler et maintenir un réseau francophone. Pour Kamel Yahia, directeur export de Madrigall, « notre rôle est de sensibiliser à l’importance de préserver un équilibre sain et durable au sein du marché du livre marocain. Notre intérêt mutuel est que cet écosystème ne soit pas fragilisé par certaines pratiques créant une confusion entre grossiste et détaillant qui, à terme, pourraient nuire à l’ensemble des libraires indépendants que notre groupe se fait un point d’honneur de soutenir ».
Le livre francophone fait déjà face au Maroc à l’explosion de la demande pour les livres en anglais, beaucoup moins chers (une nouveauté en grand format se vend à environ 160 dirhams, soit un peu moins de 15,4 euros) et pour lesquels les grossistes accordent aux libraires des remises de 42 à 50 %. Chez Diwan, le directeur commercial Mohamed Lakhmas signale que l’anglais représente aujourd’hui 30 % de son chiffre d’affaires, contre 10 % l’an dernier. Quant au piratage, il remet en cause la valeur de toute la chaîne du livre. Le prix fort, c’est le citoyen privé de livres qui le paie.