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Au Maroc, le français est en recul mais n'a pas dit son dernier mot

Vue de Casablanca - Photo Fanny Guyomard

Au Maroc, le français est en recul mais n'a pas dit son dernier mot

En faisant du Maroc son invité d'honneur, le Festival du Livre de Paris met en lumière la richesse de sa littérature francophone. Néanmoins, au royaume chérifien, l'anglais progresse et la chaîne du livre reste mal exploitée. Rencontre avec des éditeurs, des libraires et des auteurs à Casablanca.

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Par Fanny Guyomard Casablanca,
Créé le 25.03.2025 à 15h49 ,
Mis à jour le 25.03.2025 à 19h05

Casablanca, capitale économique du Maroc, pays où l'élite et 36% de la population parlent le français. Entre les immeubles Art déco et néo-mauresques bâtis sous le protectorat français (1912 à 1956), se glissent des Starbucks et Dunkin’, et des publicités sur écran géant vantent le poulet KFC. Plus discrètement, des affiches promeuvent des écoles américaines et britanniques, dans ce pays qui a imposé l’anglais au collège voilà trois ans. « C’est la langue des réseaux sociaux, plus simple que le français, lequel est mal enseigné à l’école publique, et tard », estime Rabia Ridaoui, animatrice et formatrice en cinéma à l’Institut français du Maroc.

« Sauvés en ouvrant des rayons en anglais et arabe »

Les professionnels francophones du livre que nous rencontrons sont unanimes : les 18-30 ans demandent à lire d’abord en anglais. À la librairie Livremoi, cette langue représente aujourd’hui un tiers du fonds. De leur côté, les éditions de la Croisée des Chemins et celles du Fennec viennent toutes deux de sortir leur premier livre dans la langue de Shakespeare. Pour la Croisée des Chemins, c'est The House on Butterfly Street, de Mhani Alaoui, autrice née à Paris, d’abord publiée à New York et aujourd’hui installée à Casa. Comme le témoigne son éditeur Yacine Retnani, qui tient également la librairie Carrefour des livres, « on a été francophones pendant trente ans. Mais pendant le Covid, nous avons été sauvés en ouvrant des rayons en anglais et arabe ».

La francophonie reprend toutefois aujourd'hui quelques couleurs. Après un froid diplomatique avec la France, le Maroc est l’invité d’honneur du Salon de l’Agriculture et du Festival du Livre de Paris. Reste que quelque chose s’est cassé, comme le déplore une libraire casaoui. « Quand ils vont en France, les Marocains se rendent comptent du racisme contre les Maghrébins… » Choqués par une couverture du Point qu'ils jugeaient islamophobes, des membres de la bibliothèque de l'Institut français du Maroc l'ont pressée de se désabonner de l'hebdomadaire français.

Yacine Retnani, éditeur de la Croisée des chemins
Yacine Retnani, éditeur de la Croisée des Chemins- Photo FANNY GUYOMARD

Renaissance marocaine ?

La France a perdu de son attractivité ? Sans doute. Mais c'est l’occasion pour les éditeurs francophones de faire du Maroc un hub de la littérature... africaine. La Croisée des chemins a ainsi lancé une collection dédiée aux nouveaux talents du continent, comme Elvis Ntambua. « Et nous développons les coéditions pour faire circuler les livres », précise son patron qui a collaboré avec la maison tunisienne Nirvana pour Violences faites aux femmes dans le monde arabo-musulman. Yacine Retnani, dont la carte de visite est également écrite en arabe, a aussi créé la collection Les Essentiels de l’entreprise, en partenariat avec une école de management locale, pour mettre en avant des réussites marocaines, « plutôt que des livres qui prennent pour exemple le modèle américain ».

Le nouveau programme de subventions du ministère soutient généralement tout ce qui concourt à bâtir un récit national. « Pendant longtemps, le Maroc a effroyablement manqué d’essais en sciences humaines et sociales pour mieux se connaître », analyse Layla B. Chaouni, la directrice des éditions du Fennec. Cependant, si Introduction à l’histoire du Maroc, qui selon son auteur, Rachid Boufous, cherche à réintroduire « l’histoire berbère occultée » est devenu un best-seller du pays, les tirages restent limités.

Layla Chaouini, fondatrice des éditions du Fennec
Layla Chaouini, fondatrice des éditions du Fennec- Photo FANNY GUYOMARD
Rachid Boufous, architecte et écrivain passionné d'histoire
Rachid Boufous, architecte et écrivain passionné d'histoire - Photo FANNY GUYOMARD

« Les lecteurs sont un petit cercle », déplore Rachid Boufous, qui appelle à une loi sur le mécénat culturel, « permettant de drainer l’argent de groupes privés, via des incitations fiscales ». Selon les professionnels du livre, les aides de l’État sont restreintes, les dossiers lourds à porter, et la dotation lente à être versée. Par exemple, Le Fennec, petite structure, réclame auprès du ministère une plateforme audio nationale et sécurisée car elle n’a pas les moyens de publier des ebooks sur son site internet trop vulnérable au piratage, mais il lui est difficile de se faire entendre.


Filière artisanale

Car les maillons de la chaîne du livre francophone manquent de solidarité et toute la filière reste artisanale. « Les libraires passent directement par les Français, avec des livres à 200 dirhams [20 euros], alors que je les vends en version locale à 10 dirhams ! Ils disent que ça n’est pas le même papier », s’exaspère Layla B. Chaouni. « Les couvertures sont surtout laides », rétorquera un libraire. Pour l'éditrice du Fennec, seule une émission de la Grande Librairie (très suivie par l’intelligentsia 
du royaume chérifien) focalisée sur les éditeurs du pays pourrait faire changer les avis.

Du côté des auteurs, aucun ne vit de sa plume. Pas d’avance sur droits, ni de syndicat. Un collectif a cependant réussi, l’année dernière, à recevoir 15% de la subvention de création qui était auparavant remise au seul éditeur. Selon l’autrice et journaliste Fedwa Misk qui a porté cette revendication, « les éditeurs entretiennent une opacité des ventes et le discours qui répète que les Marocains ne lisent pas ». À ce jour, il n’y a pas d’enquête publique sur les habitudes de lecture dans ce pays, où l'on sait seulement que 28% de la population est analphabète.

L'autrice, journaliste et militante Fedwa Misk
L'autrice, journaliste et militante Fedwa Misk- Photo FANNY GUYOMARD

Les éditeurs ne se disent pas mieux lotis que les écrivains. Layla B. Chaouni s’inquiète pour la relève, estimant que « le métier d’éditeur n’est pas sexy pour les jeunes, qui préfèrent travailler dans la finance ou la com’ ». Elle constate aussi que les tirages ne tournent plus qu’autour de 500 exemplaires et qu'il arrive souvent qu’un auteur débarque en librairie pour une rencontre et n’y trouve pas son livre. Abdou Akdim, gérant de la libraire Préface, admet ainsi avoir demandé à un ami d’apporter des titres de France pour une signature prévue cinq jours plus tard. L’importateur habituel aurait mis trois semaines.

Quant aux librairies, elles sont trop peu nombreuses. A Casa, elles sont passées de 65 en 1987 à 15 en 2016. Elles fonctionnent souvent grâce à la vente de produits de papeterie et cadeaux. Or, « c’est compliqué de se diversifier, je ne veux pas m’éparpiller », balaie Amina Alami Mesnaoui, patronne de la librairie Porte d’Anfa, spécialisée dans le livre d’art et « déficitaire » . Elle a un temps pu vivre grâce aux livres scolaires, mais désormais, « les parents d’élèves et écoles nous court-circuitent, préférant passer par un grossiste et distributeur »...

Amina Alami MASNAOUI, fondatrice de la librairie de la porte d'Anfa
Amina Alami MASNAOUI, fondatrice de la librairie de Porte d'Anfa- Photo FANNY GUYOMARD

Miser sur les rencontres d'auteurs

Pour trouver de nouveaux débouchés, les éditeurs développent la BD — comme Drôles de révolutions (Le Fennec), avec le soutien de l’Institut français, qui y voit un bon support pour enseigner la langue. Mais les bédéistes marocains sont difficiles à dénicher, et ce n’est qu’en 2019 qu’a été créée une résidence artistique dédiée, à la Fondation Hiba.

Restent les rencontres d’auteurs, dans des lieux insolites (parcs, institutions), comme l’organise le groupe éditorial Le Matin, qui a lancé voilà trois ans son BookClub. La bibliothèque de l’Institut français, les librairies Porte d’Anfa et Préface viennent de dégager de la place pour ce type d'évènement. Cette dernière a également mis en ligne un site de vente, grâce au Centre national (français) du livre, pour les lecteurs qui n’ont pas de commerce dans leur ville. Et le Maroc se prépare à généraliser son Pass Jeunes, consistant à donner entre 4000 et 5000 dirhams (477 euros) aux 16-30 ans résidant au Maroc. À consommer dans des activités culturelles, mais aussi dans le sport, dans un pays qui accueillera la Coupe du monde de football en 2030.

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