Poursuivies par un robot tueur, deux fillettes courent à perdre haleine dans une verte prairie. Frédérique, 12 ans, et Annabelle, 6 ans, se sont échappées du laboratoire dans lequel un savant fou les retenait pour des expériences. Sur vingt pages, elles fuient, sont rattrapées, s'enfuient encore. On en a le souffle coupé. Il faut pourtant faire une pause pour le reprendre, et réduire notre vitesse de lecture : cinq cents autres pages nous attendent sur le même tempo.

Avant d'être le nom de la ville où, sur l'archipel imaginaire de Banane-Banane, au nord de la Gaspésie (Québec), Frédérique et Annabelle vont faire irruption, Football-Fantaisie est d'abord un rythme. Son auteure Sylvie-Anne Ménard dite Zviane, née en 1983 à Longueuil, dans la périphérie sud de Montréal, a d'ailleurs d'abord été musicienne avant de se lancer il y a quinze ans dans la bande dessinée, avec une production prolifique. Découpage, cadrages, mouvements des corps, équilibres et déséquilibres des décors, utilisation des couleurs (tons sur tons, ruptures, appel aux teintes chaudes ou froides, usage du noir et blanc), représentation des sons, dialogues en français et en anglais, flash-back, reproduction de mails et de textos... tous les moyens sont bons, qu'elle mobilise avec une inventivité foisonnante, pour lui permettre de livrer un ouvrage d'une ambition folle, certainement son chef-d'œuvre à ce jour.

Car si les deux fillettes ne vont cesser de prendre leurs jambes à leur cou pendant tout le récit, Zviane ne s'en tient pas à un éloge de la fuite. Elle balaie de multiples références dans l'imaginaire collectif du Québec (les grèves étudiantes de 2012, les guerres linguistiques ou encore la figure emblématique du nationaliste québécois René Lévesque, plaisamment rebaptisé René Lepape) pour mettre au jour, avec de multiples personnages, les perversions et les traumas de l'époque, les dégâts du progrès, en somme.

À Football-Fantaisie, métaphore de la société d'aujourd'hui, les habitants parlent, par une juxtaposition de mots qui nous semble incohérente, une langue incompréhensible. On croise une mamie kidnappeuse, un commerçant raciste, des politiciens hors-sol, voire corrompus, des amoureux contrariés, des hockeyeurs violents, des policiers sans discernement, des journalistes à la ramasse, une étudiante écartelée et beaucoup de gens perdus. Ils sont tous égarés dans des rôles qu'ils ne parviennent pas ou plus à assumer, broyés par un système que plus personne ne contrôle.