Dans l’Angleterre industrielle du début du XIXe siècle, les naturalistes observent une étrange mutation des papillons de nuit (des phalènes du bouleau plus exactement). Leurs ailes, habituellement plutôt claires, se poudrent d’un noir fumé, pour s’adapter à une atmosphère désormais saturée de charbon. C’est sur la base de cette anecdote scientifique que Benjamin Lacombe, illustrateur et auteur jeunesse, et Marie Baumann, directrice éditoriale de Hoëbeke (Gallimard), ont élaboré la collection de romans graphiques pour adultes « Papillon Noir », chez Gallimard.
Inaugurée le 30 octobre avec l’adaptation du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (illustré par Benjamin Lacombe) et des Sorcières de Venise, création originale de Sébastien Perez, ébauchée par Marco Mazzoni, la collection accueillera, fin novembre, l’œuvre de Prosper Mérimée, Carmen, retouchée, là aussi, par le dessin de Benjamin Lacombe.
Un laboratoire d’idées illustrées
Laboratoire d’idées et de création, « Papillon Noir » entend mêler grands classiques de la littérature et nouvelles fictions, mués dans un écrin aussi esthétique qu’étrange. Quant à son nom, la collection s’inspire autant du clair-obscur, forme artistique de cohabitation entre ombre et lumière, que de la métamorphose symbolique dont le papillon se revendique.
« J’avais envie de réunir l’art de l’illustration pour adultes, ce que j’ai appris de la fabrication en littérature jeunesse et mes connaissances en bande dessinée dans une collection dédiée », raconte Benjamin Lacombe à Livres Hebdo. Connu pour ses univers oscillant entre merveilleux et fantasmagorique, l’auteur a pu soumettre ses idées à l’avis expert de Marie Baumann, aussi fondatrice chez Hoëbecke de la revue Estrange.
« Nous avons ce même goût pour les beaux objets, les fabrications soignées où textes et images dialoguent. Nous sommes très heureux de cette collaboration et de ces titres aussi riches intellectuellement que graphiquement », fait savoir la directrice éditoriale. Chaque visuel de la collection est d’ailleurs soigneusement pensé, jusqu’aux procédés de fabrication intégrés comme de véritables éléments narratifs.
Titre introductif, Le portrait de Dorian Gray donne ainsi lieu à un jeu de textures qui s’illustre dès la couverture. Grâce à l’utilisation d’un fer à chaud lenticulaire, une palette de teintes se réverbère, tandis que des motifs vernis se chargent d’ajouter de la dimension à l’ensemble. Dans le texte, c’est le portrait lui-même qui, à mesure que s’enlaidit le personnage, se délite par une superposition inédite de calques.
À cette matérialité s’ajoute un interlude au fusain, retraçant la genèse d’une œuvre qui fit la grandeur comme la déchéance de son auteur. Mais aussi la réintégration de passages littéraires auparavant censurés et ici marqués par une encre clarifiée. Les éditeurs ont également enrichi l’album d’une préface signée par le petit-fils d’Oscar Wilde, Merlin Holland. Autre élément constitutif de cette édition complète : la retranscription de De Profundis, longue lettre écrite par Oscar Wilde à son jeune amant depuis la prison de Reading, à la fin du XIXe siècle.
« Nous voulions que le livre soit un voyage »
« Il ne s’agit pas seulement d’illustrer, mais d’apporter un éclairage nouveau, un travail complémentaire sur l’œuvre et sur sa création tout en surprenant le lecteur », détaille Marie Baumann. « Nous voulions que le livre soit, du début à la fin, un voyage et que chacune des composantes qui le fait participe à une expérience globale de lecture », complète Benjamin Lacombe, soulignant « l’audace » de Gallimard, et le soutien conféré par la maison.
Imprégné du même esprit oveniesque, Les Sorcières de Venise constitue néanmoins une production éditoriale plus inattendue. Récit d’anticipation qui plonge le lecteur en l’an 2045, le titre imagine une Italie en proie à la ségrégation après une terrible pandémie. Une histoire à laquelle se greffe celle d’une sorcière sur une île vénitienne aux temps médiévaux. Là encore, le texte s’enrichit d’illustrations diversifiées. L’utilisation des crayons de couleur est ainsi interrompue par de l’encre de Chine, lorsque le journal calligraphié du personnage de la sorcière fait irruption au milieu du récit. `
Création d'un univers
« Fabriquer ces titres est un véritable challenge. Nous avons utilisé des procédés techniques encore jamais essayés. Il a donc fallu faire plusieurs tests, tout en veillant aux coûts et au planning », précise Benjamin Lacombe. Outre son effet « bibliothèque précieuse », la collection, imaginée comme la matière première d’un univers nouveau et singulier, entend rassembler autour d’elle une communauté de lecteurs, sur le modèle du phénomène BookTok.
Pour cela, « Papillon Noir » bénéficie d’un compte Instagram dédié, et devrait se démultiplier au travers d’objets dérivés. Un pari en partie déjà relevé pour Marie Baumann, qui constate qu’en dix jours d’existence, la collection « devient presque une marque ». Une évidence pour Benjamin Lacombe qui assure, convaincu : « Quand on cherche la beauté de l’étrange, on atteint forcément le sublime ».