La fin commence à Kichinev. Elle s'appelait Rivka Schiff. Elle avait 24 ans. Elle a été violée par des voisins, sous le regard de son mari impuissant, parce qu'elle était juive. Elle s'est dite « pulvérisée, fracassée comme un vase plein de honte et d'immondice ». Cela s'est déroulé en 1903 en Bessarabie, à Kichinev, aujourd'hui Chișinău, capitale de la Moldavie. C'est une des scènes fortes de l'enquête de Steven J. Zipperstein. Avec Pogrom, publié en 2018 aux États-Unis et figurant dans la liste des meilleurs livres de l'année pour The Economist, ce professeur de culture et d'histoire juives à l'université de Stanford fait ressurgir un moment terrifiant de la violence antisémite, un massacre oublié qui fait écho à l'actualité au Moyen-Orient. « Pogrom, explique-t-il, cherche à défamiliariser une histoire familière. » C'est-à-dire à lui donner une portée plus large, touchant même ceux qui l'ignorent, et à l'envisager comme l'un de ces moments emblématiques du passé. Ce n'est d'ailleurs pas anodin si le mot pogrom, du russe grom (« tonnerre »), apparaît dans la langue française en 1903, au même moment que ce massacre dans cette ville de 110 000 habitants.
Steven J. Zipperstein nous en révèle tous les tenants et les aboutissants. Il s'intéresse d'abord aux éléments déclencheurs et montre comment Kichinev est devenue une poudrière avec, dans cette Bessarabie illettrée, les Juifs qui assurent la vie commerciale à travers les boutiques et les échoppes d'artisans, tout autre travail leur étant interdit. Le pillage des magasins est d'ailleurs le premier acte de cette rage antisémite alimentée par les accusations de meurtres rituels sur des chrétiens, ces « légendes du sang » si brillamment analysées par l'anthropologue polonaise Joanna Tokarska-Bakir (Albin Michel, 2015).
Ces mensonges symboliques vont aboutir à deux jours de violence avec un paroxysme de trois ou quatre heures. Le bilan de cette furie dévastatrice est lourd : quarante-neuf Juifs tués, six cents violés ou blessés et mille propriétés pillées ou détruites. Ce pogrom est en effet le mieux documenté de l'histoire de la communauté juive russe qui représentait vers la fin du XIXe siècle la moitié de la population juive mondiale. Pavel Krouchevan, écrivain d'origine moldave et éditeur de la première version des Protocoles des sages de Sion en 1903 est désigné comme le principal responsable du carnage. Il a publié des articles sur un prétendu assassinat d'un adolescent chrétien, des fake news qui ont enflammé des esprits déjà malades.
Il arrive que l'on passe à côté d'un événement, que l'on ne l'identifie pas comme tel, que l'on mette des années à le comprendre et à le réintégrer dans une histoire plus longue. C'est ce qui est arrivé à ce pogrom que l'on relie aujourd'hui à la Shoah, comme un fait annonciateur des souffrances à venir. Le travail de Steven J. Zipperstein, impeccablement documenté et servi par une narration forte, précise et efficace, révèle aussi les répercussions internationales de cet antisémitisme en action.
Pogrom. Kichinev ou comment l’histoire a basculé
Flammarion
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Odile Demange
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 23 € ; 368 p.
ISBN: 9782080460646