Ce n’est pas que Jean-Pierre de Lucovich ait donné ses lettres de noblesse à un genre méprisé par l’esprit de sérieux et les âmes mortes : le chroniqueur mondain. Ce n’est pas que, ce faisant, il se soit au fil des années révélé un formidable journaliste. Ce n’est pas même qu’il soit devenu sur le tard ce qu’il était depuis toujours : un écrivain. C’est avant tout parce que, en une époque qui en est économe, Lucovich a du savoir-vivre. C’est ce que prouve la lecture de People Bazaar, son épatant recueil de Mémoires. Le reste - écrire, raconter - n’est plus qu’affaire de causes et de conséquences.
Cet homme qui fut Paris, comme le Toni Servillo de La grande belleza est Rome, ne passe plus désormais dans la capitale que de loin en loin. Il dit qu’il "aime de moins en moins y venir. Désormais, et depuis quelques années, je vis à la campagne, dans le pays Cauchois du côté de Fécamp. Avec ma femme, on aime bien la campagne… Et puis j’ai cinq chats, ça oblige…"
Comme le chat en tout cas, l’animal noctambule et fêtard, même pas repenti, semble avoir neuf vies, et les avoir toutes déjà vécues. Il partait avec un bon bagage génétique. Famille paternelle d’origine monténégrine, grand-père parti en Egypte pour cultiver la canne à sucre, père émigré en Angleterre, réfugié à Nice pendant la guerre. Cela fait bien entendu un excellent petit Parisien, né dans le 19e, grandi au lycée Voltaire où il eut comme professeur de français Jean-Louis Bory.
Sa vie, un brouillon magnifique
Très vite après la guerre, ce jeune homme, lecteur déjà de Michaux et du Journal de Jules Renard, qui ne le quittera plus, sait que la génération des parents a failli et que si l’on doit avoir vingt ans, autant que ce ne soit pas dans la France du Corbeau. Ce sera, un peu, dans les caves de jazz de Saint-Germain-des-Prés ; beaucoup au Maroc, du côté du 1er régiment de chasseurs d’Afrique. Après cela, il s’agit de commencer à vivre. Quelle meilleure idée que le journalisme ? Ce métier qui était encore le refuge des filous, des voyous magnifiques, des princes de la rue et de toute une charmante théorie d’agités du bocal, ce métier qui demandait pour être exercé correctement de ne jamais être vraiment pris pour tel, Lucovich va le faire sien pendant près d’un demi-siècle.
Un demi-siècle de vedettes du cinéma ou de la chanson, de mélancolie des paquebots, des avions, de demi-mondaines, de pauvres petites filles riches, de quelques génies, de république des copains et des coquins (en vrac, Maurice Ronet, Françoise Sagan, Pierre Bénichou, Roger Thérond…). Un demi-siècle à guetter, pour Paris-Match ou pour Vogue hommes, entre autres, de Paris à New York en passant par Moscou, Londres ou Rome, ce qui vient, ce qui demeure et ce qui mute.
Pas la mode, mais l’air du temps. C’est tout cela, cette vie vécue comme un brouillon magnifique, que Lucovich s’est enfin décidé à offrir avec People Bazaar. Drôle, discrètement mélancolique, élégant, plus moral qu’il n’en a l’air, comme ce Parisien caché derrière son Perrier-Campari et sous les atours d’un gentleman-farmer normand.
Olivier Mony
Jean-Pierre de Lucovich, People Bazaar, Séguier. Prix : 21 €, 260 p. Sortie : 7 octobre. ISBN : 978-2-84049-716-5