Son élection en juillet à la présidence de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) a fait revenir, pour la première fois depuis de nombreuses années, une francophone à la tête de cette institution longtemps pilotée par des bibliothécaires anglo-saxons ou scandinaves. Pour Jeannette Frey, directrice de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, comme le fut Jean-Pierre Clavel, cofondateur de Liber en 1971 et premier président de l'association, les grands défis à relever par les bibliothèques de recherche aujourd'hui, en tête desquels la quatrième révolution industrielle, dépassent les particularités linguistiques ou nationales pour s'inscrire dans un contexte totalement mondialisé. La concrétisation de la science ouverte constitue l'une des priorités de la nouvelle présidente. En septembre, ce dossier a franchi un cap décisif en Europe avec la signature par onze organismes de financement de la recherche d'un plan dans lequel ils s'engagent à rendre accessibles librement toutes les publications issues de travaux scientifiques financés par des fonds publics. Jeannette Frey explique, exemples à l'appui, pourquoi cette question, loin d'être un débat de spécialistes, constitue selon elle un enjeu fondamental pour l'ensemble de la société.
Le fait que vous soyez francophone change-t-il la manière dont Liber aborde les problématiques des bibliothèques de recherche ?
Jeannette Frey :
non, pas vraiment. Aujourd'hui, partout dans le monde, nos sociétés sont confrontées à la quatrième révolution industrielle, dominée par le numérique et l'importance de l'accès à une information globalisée. En tant qu'actrices de premier plan de l'information, les bibliothèques de recherche sont particulièrement concernées par ces enjeux et partagent les mêmes problématiques : gérer des collections nativement numériques, accompagner l'avènement de la science ouverte, mettre en place la recherche de données, offrir des services performants aux chercheurs. Nous -devons aussi anticiper l'arrivée de l'intelligence artificielle dans nos établissements, qui va avoir un impact très profond sur nos métiers.
Ceci est encore très nouveau. Avez-vous des exemples de l'application de l'intelligence artificielle en bibliothèque ?
J. F. :
Prenez la gestion d'une collection de manuscrits : avant, un conservateur effectuait pour chaque document une description, produisant des métadonnées, puis le document était numérisé. Aujourd'hui, des machines sont capables de lire les écritures manuscrites dans des corpus numérisés et de fournir automatiquement ces métadonnées. Cela constitue une inversion complète des étapes. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'humain dans le processus, mais qu'il n'intervient pas au même moment et pas avec les mêmes compétences qu'auparavant. L'intelligence artificielle joue déjà un rôle dans la recherche d'informations. Google est l'opérateur qui dispose du plus grand nombre de données au monde et qui peut fournir les réponses les plus précises, même à une suite de mots ayant une très faible probabilité d'en obtenir. Alors qu'il utilisait jusqu'à présent des algorithmes classiques, il est en train de développer une intelligence artificielle. Cela constitue une nouvelle étape très importante. Quelle sera l'influence de cette intelligence artificielle sur les réponses à une requête, mais aussi sur nos comportements de recherche ? Selon quels critères seront sélectionnés les résultats parmi les milliards de données présentes sur le Web ? Ces résultats ne seront-ils pas biaisés ? Ce sont des interrogations qui concernent directement les bibliothèques.
Comment les bibliothèques peuvent-elles servir de contrepoids ?
J. F. :
Nous pouvons agir avec ce que l'on maîtrise, c'est-à-dire nos catalogues, qui doivent être présents dans le cloud pour être visibles sur le Web. Contrairement à un moteur de recherche, la problématique d'une bibliothèque n'est pas d'obtenir des milliers de réponses mais les cinq meilleurs articles répondant à la requête d'un chercheur. Nous avons besoin dans nos équipes de professionnels qui sachent comment fonctionnent les algorithmes et l'intelligence artificielle.
Comment se traduisent ces mutations sur le métier de bibliothécaire ?
J. F. :
L'impact est énorme. L'un des éléments importants de la quatrième révolution industrielle est la vitesse à laquelle tout évolue. Nous ne sommes plus dans une situation où la formation initiale au métier de bibliothécaire permet d'avoir toute sa vie les compétences nécessaires. Il faut beaucoup de formation continue pour maintenir la plus-value de la profession. Cela nécessite une grande flexibilité de la part des bibliothécaires pour s'ouvrir à des compétences qu'ils n'avaient pas forcément envisagées au départ. A la bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, nous avons remanié à plusieurs reprises l'organigramme au cours des dix dernières années pour faire évoluer les profils, et nous investissons beaucoup dans la formation continue du personnel.
Liber a fait de la science ouverte une priorité. Comment les bibliothèques peuvent-elles y contribuer ?
J. F. :
De multiples manières. Le mouvement d'open access existe depuis vingt ans. Il progresse. Selon les disciplines, entre 25 et 50 % des publications sont disponibles en archives ouvertes. Mais cela ne concerne que les publications. Aujourd'hui, l'enjeu de l'open science est de rendre également accessibles librement les données primaires de la recherche. C'est un défi supplémentaire. Les bibliothèques peuvent participer à l'élaboration de plans de conservation des données produites par leur institution. Elles ont aussi un rôle à jouer dans la sensibilisation et la formation des chercheurs. Ces derniers doivent prendre conscience de l'importance de déposer leurs données dans des archives ouvertes, où elles pourront être conservées, vérifiées, réutilisées. Bien souvent, ces données ne sont présentes que sur l'ordinateur portable du chercheur, ce qui les rend fragiles.
Quels sont les principaux enjeux de la science ouverte ?
J. F. :
Les enjeux sont fondamentaux, non seulement pour le monde de la recherche mais pour la société dans son ensemble. La science ouverte constitue une vision sociétale forte face au développement des technologies. Comment définit-on nos dépendances ou nos libertés face aux technologies ? Veut-on faire de la science une valeur fondamentale ? Il est indispensable qu'il y ait une réponse politique à ces questions. C'est le cas au niveau européen où le cadre défini pour l'open science traduit l'ambition de créer une société éduquée, où chacun peut accéder à la connaissance et participer à la construction de la science quel que soit son niveau de formation.
A ce titre, que pensez-vous du récent Plan S signé par onze organismes publics de financement de la recherche en Europe ?
J. F. :
Il constitue une avancée dans la mesure où il établit clairement l'ambition et les exigences pour la science ouverte. Il devrait permettre aux bibliothèques de recherche d'intensifier leur travail de sensibilisation des chercheurs et de s'investir elles-mêmes en tant qu'éditrices de science ouverte. C'est une impulsion importante pour déclencher une réévaluation des politiques et des stratégies en mettant l'accent sur la transparence, et pour entamer une refonte des outils et des infrastructures afin qu'ils soutiennent universellement la croissance et le partage des connaissances.
Les chercheurs face à la science ouverte
76 %
des chercheurs estiment important de rendre leurs données facilement accessibles
65 %
des chercheurs français déclarent partager leurs données au moment de la publication d'un article. Ils sont 76 % en Pologne et 50 % au Canada.
Les freins
au dépôt des données : 46 % des chercheurs évoquent la difficulté d'organiser leurs données de manière présentable, 37 % l'incertitude concernant les droits d'auteur et les licences, 33 % la méconnaissance de l'entrepôt à utiliser.