L’histoire, dont le roman de Mary Shelley a fait un mythe populaire, est connue : une créature prend vie, conçue par un savant inspiré. Mais celle-ci va peu à peu échapper à son créateur, faisant déraper et la recherche, et les personnages. Vue par les yeux de Jérôme Dubois, cette figure de Frankenstein, inspirée du Golem, ne tient pourtant pas du monstre plus ou moins abruti, prêt à tout détruire sur son passage. Pas plus que son inventeuse le professeur Lœw ne relève de la catégorie des savants démoniaques à l’ambition dévorante. Dans son deuxième livre après Jimjilbang, récit cru et aigre d’un long séjour d’étude en Corée (Cornélius, 2014), le dessinateur s’attaque au mythe par son versant le plus humain. Il privilégie les interrogations existentielles des deux protagonistes et la mise en lumière de la complexité de leur relation.
Dans une chambre des plus monacales, seulement meublée d’un lit, d’une chaise, d’une table et d’un miroir, émerge donc, d’un enlacement de bandelettes, Emet. Le voilà à la découverte de lui-même, puis à celle de son environnement, aidé par la jeune professeure, d’autant plus troublée par le spectacle de cette naissance au monde que son laboratoire veut simultanément lui couper les vivres et qu’apparaissent peu à peu sur le corps d’Emet des signes de nécrose.
Loin du récit manichéen, Jérôme Dubois livre dans un ouvrage économe en dialogues une réflexion sensible sur le sens et la fugacité de la vie, l’interdépendance et la solitude, portée par un graphisme aussi épuré que maîtrisé. Traitée en bichromie, sa "ligne clinique", en phase avec une approche quasi psychanalytique de son sujet, se révèle d’une implacable précision pour faire ressentir la distance, et donc le temps qui sépare la maison du professeur Lœw de son laboratoire, mais aussi le silence et l’isolement, l’obscurité et les angoisses. Fabrice Piault