Bien sûr, il y a nos traitements de texte, et autres logiciels Pro Lexis, qui se chargent au quotidien de corriger nos fautes. D'orthographe, surtout. Mais qui pour répondre précisément à nos lacunes syntaxiques qu'aucune Foire aux questions, nul blog de profs de français ne sauraient combler ? Comment calmer notre « sentiment d'incertitude linguistique », comme le formule si justement la brochure de présentation de la Grande grammaire du français, qui paraît cet automne chez Actes Sud/Imprimerie nationale ? Le CNRS en avait initié l'idée il y a vingt ans et la voici, mieux qu'un anxiolytique : une nouvelle grammaire ! 59 linguistes, 32 universitaires, 30 000 exemples, un glossaire, un index, des fiches, des tableaux, des schémas en veux-tu en voilà.
Quand on vous dit « grande », l'épithète n'est pas superfétatoire, la « GGF » c'est deux volumes sous coffret, comptant 2 628 pages... Du papier à l'heure d'Internet ? Oui. Car n'en déplaisent aux geeks dont les doigts ne touchent plus que des écrans, ici la grammaire est incarnée, et sous forme de livre, à travers la sensualité d'une page qu'on a plaisir à tourner. Un papier crème, soyeux, pas trop fin non plus, un couché 80 g. à la fois souple et résistant. Sabon pour la police de caractères (le texte et les exemples), Gotham pour les titres, soit le parti pris d'une grande lisibilité favorisant une lecture au long cours. Pour ne pas perdre la boussole, les pages sont aérées grâce à un système de repérage permanent pour savoir dans quel chapitre, quelle section on est. Pas trop de noir en gras, mais pour graisser aussi un bleu Pantone doux pour le confort de l'œil.
Le défi de l'accessibilité
Ici, on a affaire à un état des lieux du français « tel qu'il se parle ». Les directrices d'ouvrage Anne Abeillé et Danièle Godard travaillent ensemble depuis 25 ans au sein du Laboratoire de linguistique formelle au CNRS. Elles ont réuni des experts du monde entier : telle universitaire de São Paolo est une pointure de la ponctuation, telle professeure suédoise est la spécialiste ès noms propres, tel autre encore à Buffalo une sommité du verbe. « Le défi avec autant d'auteurs, explique Anne Bresson-Lucas qui dirige les éditions de l'Imprimerie nationale (rachetée en 2005 par Actes Sud), a été d'unifier le style. » Les grammaires classiques sont des cartographies bornées de stèles d'écrivains illustres : aussi, on n'y trouvera pas d'exemples datant d'avant 1950. Les sources sont aussi bien écrites qu'orales, provenant des médias ou de SMS. Il y a même des émoticônes ! « La langue n'est pas tant analysée par rapport à des normes, comme le Grevisse avec l'idée d'un "bon usage", qu'elle est observée dans toutes ses nuances, ses variantes, ses évolutions. »
Ce chantier titanesque d'une décennie a pour philosophie générale l'accessibilité à un public le plus large possible et le refus du ghetto académique. D'où l'idée d'Anne Abeillé d'aller voir une maison généraliste comme Actes Sud. La Grande Grammaire n'entend pas être confinée aux bibliothèques des facs de lettres. Son prix (89 €) est raisonnable, comparé à celui des volumes pour linguistes patentés, autour de 300 €. Budgéter un tel ouvrage a relevé des douze travaux d'Hercule. Anne Bresson-Lucas précise : « Si on met de côté les très importants frais d'édition (le travail éditorial en interne durant dix ans, les droits d'auteurs, la double correction), les frais purement techniques avoisinent les 200 000 euros, soit environ 80 000 euros pour l'édition imprimée (prépresse, papier et impression-reliure) et 120 000 euros pour le développement de l'édition en ligne et de l'Epub. »
Le tirage initial, fixé à 16 000 exemplaires, a été vite revu à la hausse devant les bons retours des représentants : une réimpression à 5 000 exemplaires à d'ores et déjà été lancée.
Loin d'être luddite, la GGF est de son temps : elle s'accompagne d'une version numérique, enrichie d'enregistrements de voix qui donnent à entendre le français, ou les français.
Odyssée linguistique
Aujourd'hui que la GGF sort des presses de l'Imprimerie nationale (IN), appartenant désormais à l'éditeur arlésien, c'est la petite histoire qui sourit à la grande. C'est une belle boucle que cette odyssée linguistique a tracée : l'IN est en effet l'héritière des « imprimeurs du Roy », institués par François Ier, celui-là même qui, par l'ordonnance de Villers-Cotterêts, imposa le français comme langue officielle du royaume. Du Québec à la Nouvelle-Calédonie, de la Wallonie à l'île Maurice en passant par le Maghreb, ou les Antilles... la langue de Molière a essaimé. On dit combientième dans l'Hexagone mais quantième en Belgique, et au Cameroun on vous demandera, par exemple : « Vous habitez au quellième étage ? » À l'ombre tutélaire du présent ouvrage, d'autres titres autour de la langue devraient bientôt paraître, notamment sur le parler parisien mâtiné de mots étrangers, à moins qu'on se trompe... qu'on ne se trompe ? L'angoisse soudain nous étreint. Vite la GGF ! : « ne » « en dehors des phrases négatives », lisons-nous p. 1133, en « emploi dit explétif », « est optionnel... » Merci Grammaire ! On peut dormir - et conclure cet article - tranquille.