Il serait faux de croire que tout est calculé, prémédité dans le travail d'un éditeur. C'est par hasard ou presque que je suis devenu celui de Sodoma, le best-seller de Frédéric Martel, publié chez Robert Laffont en février 2019 et vendu à plus de 700 000 exemplaires. À ce jour, l'une des plus formidables aventures de ma vie professionnelle. Un jour d'avril ou de mai 2017, je suis invité à déjeuner par Frédéric, dont je connais les ouvrages et apprécie le talent d'écrivain et de journaliste. Nous ne nous connaissons pas. Il ne me précise pas l'objet du rendez-vous, que j'accepte par pure curiosité.
« Frédéric Martel m'explique que, soucieux de préserver sa liberté d'investigation, il n'a pris d'engagement avec personne pour ce qui allait devenir Sodoma »
Nous nous retrouvons dans un restaurant proche du Marais, où nous habitons tous les deux. S'il a souhaité me voir, c'est pour me parler du philosophe Jacques Maritain, auquel j'ai consacré une biographie, et m'interroger sur son homophilie présumée. Je me surprends à lui en dire plus que je ne l'ai fait dans mon propre travail, sur les tendances probables de cette figure singulière du catholicisme, chez qui la notion d'« amour-amitié » recouvrait autant d'ambiguïté. À mon tour, j'interroge Frédéric sur la raison de son intérêt pour Maritain.
Connaissant ses travaux sur la question gay, je fais aisément le rapprochement. C'est alors qu'il me révèle, sous le sceau du secret comme on dit, la teneur de l'enquête qu'il mène depuis plusieurs années, à Rome et partout ailleurs, sur l'homosexualité au sein du Vatican. Jamais personne avant lui n'avait osé aborder frontalement un sujet aussi explosif. En 2009, j'avais moi-même fait scandale en révélant sous cet angle-là la vie intime de François Mauriac comme l'une des clés de compréhension de son œuvre. Je comprenais d'autant mieux qu'il ait entrepris d'explorer à son tour cet arrière-plan clandestin de l'histoire du Saint-Siège et du mode de vie de nombre de ses protagonistes.
Question rituelle, en fin de repas : « Avez-vous déjà un éditeur, je suppose que oui ? » Frédéric m'explique alors que, soucieux de préserver sa liberté d'investigation, il n'a pris d'engagement avec personne, assumant seul l'intégralité des frais, même s'il est en lien avec une éditrice dans une maison concurrente. Je lui propose de me faire lire son manuscrit, le moment venu, sans engagement de sa part. Son projet me passionne à tous égards et je serais prêt à m'impliquer totalement pour le défendre.
Message reçu : quelques mois plus tard, Frédéric m'adressera par mail ses premiers chapitres « pour avis », puis l'intégralité de son travail en février 2018. Il me donnera son accord peu après que je l'accompagne dans une aventure qui dépassait pour moi le seul engagement éditorial. C'est probablement pour cela qu'il avait accepté de me faire confiance.
