Astre noir. C'est peut-être l'incipit le plus célèbre de la littérature contemporaine. « Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je suis issu d'une des toutes meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu'on nomme aussi la Rive dorée. J'ai reçu une éducation bourgeoise et me suis montré sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, aussi suis-je sans doute affligé de lourdes tares héréditaires et détérioré par mon milieu. Bien entendu, j'ai aussi le cancer, ce qui découle logiquement de ce que je viens de dire. » Ce « bien entendu » est un coup de poing à l'estomac et le reste est à l'avenant. Mars, de Fritz Zorn (qui s'appelait en réalité Fritz Angst, « angoisse » en allemand, et lui préféra Zorn, « colère »...), est une météorite noire, fascinante, enfiévrée, gorgée de colère, de dégoût et de tristesse, signée d'un jeune homme mort à 32 ans avant même la publication de son livre. Son retentissement fut tout de même considérable tant cette chronique d'un désastre annoncé, le ressassement atroce de ces mémoires qui n'en sont pas vraiment, vint percuter de plein fouet un paysage littéraire plus enclin alors à une certaine forme de quiétude (le livre sera publié en France en 1979). Il fut porté à la scène, et brillamment adapté en bande dessinée par les frères Varenne.
Près de quarante-cinq ans plus tard, Mars est réédité dans une nouvelle traduction due au talent d'Olivier Le Lay. Dans la brillante préface qu'il donne au volume, Philippe Lançon écrit que « c'est la révolte éclatante, inaugurale et terminale, d'un homme jeune, célibataire, impuissant, névrosé, malade, qui reste maladivement leur héritier (de ses parents, de son pays sans doute aussi, ndr) ; d'un homme empêché. » On ne saurait mieux dire. Le texte garde toute sa force ainsi que l'effet de sidération douloureuse qu'il engendre. Il n'est pas ici question d'un garçon qui va mourir, mais d'un jeune homme mort-vivant, de plus en plus mort et de moins en moins vivant. Pour trouver pareille trace de perdition absolue, d'abandon au néant, il faut aller chercher peut-être le Sombre printemps d'Unica Zürn ou même du côté de chez Blanchot. Pas pris une ride donc, mais il est vrai que les morts ne vieillissent pas. Simplement, ils se tiennent là. À jamais non réconciliés.
ISBN: 9782072940019