Grues, échafaudages, bâches, éclairages souvent blafards et, parfois, coups de marteaux ou vrombissements de perceuses... Le Jacob Javits Center, qui accueille BookExpo America (BEA) du 24 au 26 mai à New York, est en travaux. Il en faudrait pourtant plus pour émouvoir les éditeurs américains. Tout à leurs propres e-chantiers de reconstruction de leurs modèles économiques, ils se plaignent surtout des défaillances de l'air conditionné et des connexions Wi-Fi au sein de la grande foire professionnelle américaine, qui revendique cette année 21 664 participants (- 1 %), dont 13 028 visiteurs (- 6 %), mais que tous les exposants jugent "active" voire "très active". Les perturbations de réseau constituent "une vraie plaie", lâche un éditeur, alors que le livre numérique est non seulement au coeur de tous les débats, conférences et conversations, mais désormais aussi pleinement partie prenante de l'équilibre économique du secteur.
VERSIONS IMPRIMÉE, AUDIO ET NUMÉRIQUE
Selon les estimations, la part du livre numérique dans le chiffre d'affaires des éditeurs de littérature générale devrait approcher 20 % à la fin de l'année, soit deux fois plus qu'à la fin 2010, l'année de tous les changements (1). La totalité des nouveautés en fiction et non-fiction est aujourd'hui lancée simultanément en versions imprimée, audio et numérique. Symptomatiquement, le traditionnel "publishers dinner" (dîner des éditeurs) organisé par Hachette Book Group USA à l'intention de ses "grands comptes" s'est pour la première fois cette année ouvert aux détaillants en livres numériques.
Principale nouveauté, dans l'édition américaine : le développement d'une activité numérique chez les éditeurs de livres illustrés, qui s'en tenaient à l'écart jusqu'alors. "Avec l'iPad, les choses changent, et elles vont changer encore plus avec le déploiement du Nook Color de Barnes & Noble, plus spécifiquement dédié au livre", estime Jack Jensen, P-DG de Chronicle Books, qui ne réalise encore qu'à peine 1 % de son chiffre d'affaires en numérique, mais qui est persuadé qu'il représente "une opportunité".
Avant même la parution l'an prochain d'une grosse encyclopédie de la cuisine asiatique, la maison californienne a développé une série d'apps complémentaires pour iPad et iPhone. "Nous investissons dans les formats numériques dynamiques, incluant des vidéos et de l'interactivité", précise Jack Jensen.
"NOUS EXPÉRIMENTONS, NOUS APPRENONS."
De même, Abrams, dont le numérique ne représente que 0,5 % de l'activité, a fini par engager, il y a six mois, un responsable numérique. La filiale américaine de La Martinière "numérise son catalogue de fiction jeunesse en bichromie, négocie avec Apple la conversion de certains titres dans des formats convenant à l'iPad et adapte pour l'automne prochain les apps de la collection "Découvertes" de Gallimard", indique son P-DG, Michael Jacobs. "Nous expérimentons, nous apprenons, nous gardons les yeux ouverts en réfléchissant aux possibilités de nous appuyer sur nos livres pour concevoir des produits numériques attractifs", se réjouit-il.
Ailleurs, dans l'édition de littérature et de documents, le numérique est désormais totalement installé, au point que le 24 mai, dans le débat le plus couru de BookExpo America, ce n'est plus de l'avenir du livre que l'on s'inquiète mais de "l'avenir du livre numérique". La séance est sponsorisée par... Google. Quatre cents éditeurs, agents, libraires, bibliothécaires s'entassent dans une salle de 300 places où l'on peut entendre le vice-président au développement numérique de O'Reilly, Andrew Savikas, pronostiquer qu'avec le numérique, "inévitablement, on va quitter le modèle de l'achat pour celui de l'accès", qui fera émerger des formules commerciales fondées sur l'abonnement plutôt que sur la vente de fichiers à l'unité. Ou Amanda Close, vice-présidente de Random House chargée du développement numérique, considérer qu'avec l'essor du virtuel, il est plus important que jamais pour les éditeurs de "comprendre leurs lecteurs : leurs préférences, où ils passent leur temps, comment ils dépensent leur argent". Ou encore David Steinberger, P-DG du groupe indépendant Perseus, souligner qu'"un marché, ce n'est pas seulement un acte de vente, c'est une conversation".
Dans l'univers numérique, "les consommateurs ont aussi besoin d'aide pour se repérer parmi les centaines de milliers de titres, comme dans l'univers physique", rappelle par ailleurs Evan Schnittman, directeur général marketing et commercial de Bloomsbury.
Sur ce plan, le rôle croissant des blogueurs, qui réunissaient leur convention, BlogWorld & New Media Expo, au lendemain et au même endroit que BookExpo America, y alimente largement les conversations, d'autant que près de 400 d'entre eux y sont inscrits, contre 250 l'an dernier. "Nous promouvons toujours nos titres dans la presse, mais les blogueurs peuvent avoir un fort impact lorsque nous voulons toucher un public spécifique", note Michael Jacobs chez Abrams, où une personne est spécialisée dans le "marketing social", comme chez la plupart des grands éditeurs.
Ceux-ci révisent aussi, à l'aune du numérique, leur stratégie d'édition comme l'organisation de leur distribution. Côté édition, "certains titres voient leur premier tirage baisser, mais le numérique nous donne aussi la possibilité d'éditer des livres que nous n'éditerions pas, de le faire plus vite et en les actualisant", observe Maja Thomas, vice-présidente chargée du numérique et de l'audio chez Hachette Book Group, qui a lancé une ligne de polars et de fantasy uniquement en numérique. Hachette réédite également ainsi des titres épuisés. "Nous appelons ces titres qui reviennent à la vie des zombies", plaisante Maja Thomas.
Confrontés à la réduction des ventes de livres imprimés, les éditeurs remettent de même à plat leur stratégie de distribution, aussi bien physique que numérique. Grove/Atlantic, dont les livres sont commercialisés par Publishers Group West (PGW, groupe Perseus), mais qui assurait lui-même sa distribution numérique, a choisi il y a deux mois de confier cette dernière à Constellation, la société de distribution numérique de Perseus. "Je préfère me concentrer sur l'édition", explique à l'instar de nombre de ses confrères le P-DG, Morgan Entrekin, qui en profite pour développer une nouvelle collection de littérature policière, un domaine qui "marche très fort en numérique". A la fois petit groupe d'édition et principal pôle de distribution des éditeurs indépendants à travers PGW, Perseus Distribution, Consortium et Constellation, Perseus a accueilli 25 nouveaux éditeurs en distribution physique l'an dernier, tandis que Constellation, créé en 2008, a multiplié son chiffre d'affaires par... 14 en un an, assure David Steinberger, qui a fait de la "construction d'une plateforme de distribution physique et numérique pour l'édition indépendante" la priorité de son groupe.
Le recentrage de nombreux éditeurs sur la part éditoriale de leur activité ouvre également des espaces de développement aux grossistes, à commencer par le principal, Ingram (voir p. 15).
Parallèlement, les difficultés du livre imprimé, symbolisées par l'effondrement de la chaîne Borders, obligent les éditeurs à rechercher de nouveaux débouchés. Chez Chronicle, "plus de la moitié des ventes sont réalisées hors de la chaîne traditionnelle du livre, dans les grands magasins, les animaleries, chez les vendeurs de matériel de cuisine ou... les laveurs de voiture", indique Jack Jensen. Le resserrement du marché du livre imprimé suscite aussi dans l'édition un regain d'intérêt pour les libraires indépendants (voir encadré ci-contre). Aujourd'hui, "chacun reconnaît leur rôle, estime Morgan Entrekin. Leur existence est cruciale pour défendre les livres des auteurs nouveaux". "Ils ne s'en rendent pas compte, mais ils suivent le modèle français, renchérit Evan Schnittman chez Bloomsbury. Ils ne discountent plus et font tout simplement leur travail de libraires, en mettant cet atout en avant."
REDIMENSIONNÉE À LA BAISSE
>D'ailleurs, BEA semble retrouver, à une échelle plus restreinte, sa fonction d'antan dans les négociations éditeurs-libraires. Confronté aux réticences des libraires à revenir chaque année à New York, une ville chère, le directeur de la manifestation, Steven Rosato, promet pour l'an prochain des initiatives pour "faciliter leur participation", envisageant même des aides pour les libraires de la côte ouest des Etats-Unis. La participation étrangère à BEA, elle, demeure plutôt solide, avec 15 à 20 % des visiteurs, et 160 tables de négociation de droits au centre ad hoc. Après l'Italie cette année, la Russie fera l'objet d'un focus l'an prochain, avec de nombreux débats et conférences. Il reste que sur un marché du livre en plein travaux, la manifestation redimensionnée à la baisse sur 14 000 m2 depuis l'an dernier, avec d'importantes réductions de surfaces des stands, doit sans cesse trouver de nouveaux moyens de se consolider. De l'avis général, l'édition 2011 de BEA est un succès. Mais, selon Evan Schnittman, "à l'heure du numérique, on ne sait pas si cela sert encore de distribuer des catalogues, des sacs et des éditions spéciales de livres en avant-première à des gens qui passent dans des allées".
(1) Voir "Un autre monde", LH 824, du 4.6.2010, p. 14-17,et "Les défis américains", LH 808, du 12.2.2010, p. 14-18.
Du service aux libraires à la distribution tous azimuts
Décrite par Philip C. Ollila, directeur opérationnel d'Ingram, la mutation du principal grossiste américain illustre la redistribution des cartes en cours aux Etats-Unis.
De loin le principal grossiste en livres aux Etats-Unis, Ingram accélère depuis sept ans sa transformation en société de services amorcée en 2000 avec la création de la filiale d'impression à la demande Lightning Source. Le groupe familial investit dans le numérique sous toutes ses formes, mais aussi dans la distribution physique, pour reprendre aux éditeurs une activité logistique que beaucoup ne peuvent plus assurer dans de bonnes conditions de rentabilité. Il se développe également à l'international, et a établi en France en 2009 un partenariat à 50-50 avec Hachette Livre pour l'impression à la demande (1). Les explications du directeur opérationnel, Philip C. Ollila, chez Ingram depuis sept ans après avoir travaillé pour les librairies Borders.
Traditionnellement grossiste, Ingram s'est rebaptisé "Ingram Content Group". Qu'est-ce que cela signifie ?
Liée au resserrement du marché du livre imprimé, l'absence de perspectives de croissance de notre activité de grossiste nous conduit à nous transformer en société de services combinant la distribution traditionnelle, la distribution électronique et l'impression à la demande. Nous voulons répondre aux besoins de tout éditeur qui souhaite proposer ses contenus, sous toutes leurs formes, dans le monde entier. Nous avons commencé il y a onze ans en lançant Lightning Source, aujourd'hui implantée aux Etats-Unis, en Australie, au Royaume-Uni ainsi qu'en France en partenariat avec Hachette. D'autres services ont été lancés il y a sept ans, et nous distribuons des livres numériques depuis trois ans.
Alors que vous offriez auparavant surtout une prestation aux libraires, vous êtes donc désormais plus tournés vers les éditeurs ?
Effectivement, l'évolution du marché nous amène à nous transformer dans ce sens. Notre modèle traditionnel était très simple : acheter des livres aux éditeurs, les regrouper, les fournir aux détaillants. Aujourd'hui, nous proposons aux éditeurs tous les types de distribution possibles. Mais cela relève toujours de notre savoir-faire de distributeur. La distribution reste le point fort d'Ingram.
Quels services numériques proposez-vous ?
Nous laissons les activités de contenus, y compris l'achat et la gestion de droits, aux éditeurs pour nous concentrer sur tous les services qui permettent d'entreposer, d'organiser, de gérer, de protéger et de délivrer des contenus numériques pour tous les supports électroniques. Nous disposons du plus important dispositif de gestion d'actifs numériques dans le monde, que les éditeurs peuvent utiliser pour commercialiser leurs produits sous forme numérique comme en impression à la demande. Une partie de nos services s'adressent aussi aux bibliothèques, dont nous sommes devenus le principal fournisseur au monde.
Quel bilan tirez-vous du démarrage de votre activité en France ?
Les premiers résultats sont positifs, d'autant qu'un des aspects qui nous motivait dans l'accord conclu avec Hachette était la possibilité d'intégrer des livres français dans notre système d'impression à la demande au niveau mondial. Nous disposons aujourd'hui de 300 000 références en français, et pas seulement d'Hachette. Dans cet esprit, nous comptons nouer d'autres partenariats à l'international, où notre avenir repose sur la distribution électronique et sur l'impression à la demande, en plein essor.
Le recul du marché du livre imprimé ne condamne-t-il pas votre activité dans la distribution physique à décroître fortement ?
Au contraire, nous augmentons les surfaces que nous consacrons à la distribution physique. Notre activité de grossiste peut décliner en raison des difficultés des chaînes de librairies. Mais nous espérons des transferts d'activité, car l'évolution du marché oblige les éditeurs à arbitrer entre les investissements dans les contenus et les investissements dans la logistique. A part les plus gros, qui pourront mener les deux de front, ils privilégieront les premiers, ce qui nous place en bonne position. Nous assurons déjà un service complet de distribution pour 75 éditeurs dont O'Reilly, Taschen, Berlitz ou Taunton Press : c'est notre activité qui progresse le plus. A ceux qui le souhaitent, nous proposons aussi un service complet de diffusion avec 25 représentants dans tout le pays. Elle est en forte croissance.
(1) Voir LH 789, du 18.9.2009, p. 56, et LH 792, du 9.10.2009, p. 26.