Nous sommes le 25 septembre 2025, une file d'attente impressionnante longe le Quai de Loire à Paris pour assister au lancement, au cinéma MK2, d'un pavé de près de 1000 pages Théories féministes (Seuil), cosigné par plus de cent chercheurs et chercheuses sous la direction de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Dans le public, 350 lecteurs et lectrices de tout âge, parfois venus en famille. « J'étais plus content de voir Camille Froidevaux-Metterie que Drake en concert », raconte un spectateur à la sortie.
L'avant-veille, le même MK2 Institut affiche complet pour le ciné-club féministe de la philosophe et spécialiste du matrimoine Hélène Frappat, à Beaubourg cette fois. À quelques stations de métro, Chloé Delaume attire les foules pour une lecture musicale de son roman Ils appellent ça l'amour (Seuil) à la Maison de la Poésie de Paris. Cette soif d'événements, cet engouement pour les livres féministes sont-ils spécifiquement parisiens ?
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Pas du tout. Quelques jours plus tôt, à Strasbourg, plus de 400 personnes assistent à la conférence de Lauren Bastide, autour de son essai Enfin seule (Allary) - lequel a intégré le top 10 des meilleures ventes au bout d'une semaine. Aux quatre coins de la France, de Lille à Nice en passant par Lyon et Nantes, les collectifs et les librairies L'Affranchie (Lille), Les Parleuses (Nice), Balafre (association lyonnaise) et Les Vagues (Nantes) doivent pousser les murs pour célébrer les parutions de Folie et résistance de Claire Touzard (Divergences), Vivre avec les hommes. Réflexions autour du procès Pélicot de Manon Garcia (Flammarion), Le parlement de l'eau de Wendy Delorme (Cambourakis) ou encore Tacts. Remanier la psychanalyse avec les féministes et les queers du philosophe Fabrice Bourlez (PUF).
Et pourtant, les chiffres racontent une autre histoire. D'après notre enquête, les livres identifiés « féministes » (lire la méthodologie par ailleurs), parus entre juillet 2024 et juin 2025 ont vu leur volume chuter de 21,9 % et leur chiffre d'affaires perdre 28,3 % par rapport à l'an dernier. Une baisse qui affecte les grands formats (-33,9 % en valeur) comme les poches (-14,6 %), les essais de sciences humaines (-45,8 %) comme les fictions (-45,9 %) ou encore les bandes dessinées (-82,3 %). Certains segments particuliers, au sein même de ces grands genres, restent extrêmement dynamiques, malgré le recul. C'est le cas des essais de société et de vécu, dont le chiffre d'affaires est le seul à augmenter (+141 %), et des romans, qui gardent une part de marché conséquente (25,5 % de part de marché malgré une baisse de 46,9 %).
Comment expliquer ce paradoxe ? Comment les librairies peuvent-elles exploser à l'annonce d'événements féministes tout en traversant une telle chute ? Est-ce un retour de bâton antiféministe ou une restructuration, resserrée, de ce marché dont la croissance a été spectaculaire ces cinq dernières années (+308 % en volume et +312 % en chiffres d'affaires entre 2018 et 2023. Voir l'enquête parue en juin 2024) ?
Un contrecoup prévisible
D'après plusieurs éditeurs et éditrices, le recul est perceptible. Pascaline Giboz, responsable éditoriale non-fiction et directrice de la collection « Points Féminismes » chez Points, en rappelle le contexte : « Dans l'édition, on a tous adopté le même mantra, féministes ou non : publier moins, mais mieux. Chez Points, nous avons publié 12 titres en 2025 dans la collection féministe, contre 17 en 2024 ». La fragilité de ce secteur s'explique en partie, selon elle, par la surproduction. « L'avalanche de livres de tout type sur le sujet féministe, des livres parfois purement opportunistes, a peut-être créé de l'encombrement et une saturation, donc des résultats commerciaux mitigés entraînant une baisse de la production ».
Un secteur solide et bien structuré
Amandine Pierrard, responsable du rayon Sciences humaines de la librairie Mollat à Bordeaux, perçoit ce recul du marché plutôt comme une « stabilisation », qui était prévisible. « Le féminisme a connu un tel boom que le contrecoup est mécanique et n'a rien de surprenant. La spécificité de ce secteur, c'est sa solidité. Les éditeurs ont pris le temps, ces dix dernières années, de structurer leur offre. Des maisons féministes, des collections et des nouveaux labels - les éditions La Meute, Les Livres agités, le label Les Renversantes ou la collection "Points Féminismes" - sont apparus et traduisent à la fois l'essor, mais aussi l'architecture du secteur, qui nous permet de distinguer sur nos tables, à l'aide de couvertures identifiables, les essais, les fictions, les BD ou encore les livres féministes pour enfants ».
Les libraires féministes vont-elles disparaître ?
Autre mérite de ce « boom » au long cours, l'identification et la prise au sérieux du féminisme par tous les professionnels de l'édition - éditeurs, représentants, bibliothécaires, libraires généralistes comme militants. D'après plusieurs libraires, ce changement d'état d'esprit a commencé autour des années 2021, au moment où la revue La Déferlante est apparue en librairie. Mais il s'installe de façon encore plus ferme ces temps-ci. La preuve avec l'intégration très récente, en octobre 2025, chez le diffuseur Harmonia Mundi d'un bon de commande spécialement consacré aux questions féministes et intersectionnelles.
Un travail de fond qui ne date pas d'hier
Cet ancrage est le résultat d'un travail de fond de la part d'éditeurs et éditrices sensibles à ce sujet depuis plusieurs décennies, même lorsqu'ils ne le revendiquent pas explicitement. Teresa Cremisi, ancienne P-DG de Flammarion qui préside aujourd'hui la maison italienne Adelphi tout en continuant d'éditer des romans en France, constate en observant son propre parcours qu'elle a publié aussi des auteurs et autrices portant des valeurs de justice et d'égalité.
« Féministe » n'est pas le terme auquel elle les réduirait. « En 2005, quand Christine Angot était moquée et attaquée pour son livre sur l'inceste, j'ai choisi de la soutenir et de la publier, rappelle-t-elle. Non pas pour son "féminisme", mais parce que j'estimais qu'elle était une véritable écrivaine et qu'elle avait des choses importantes à dire. Si l'on devait hiérarchiser, le critère numéro un pour moi, c'est la littérature. La justice et la justice rendue aux femmes viennent ensuite. Je suis fière de publier aussi Alexandra Lapierre [présente dans le top des 20 meilleures ventes], avant tout parce qu'elle est une brillante narratrice. Mais aussi parce qu'elle raconte, de façon documentée et romanesque, des destins de femmes oubliées ».
Maxime Catroux, aussi chez Flammarion, à la direction éditoriale des sciences humaines, a redéfini la collection « Climats », qu'elle dirige depuis 2009, autour des pensées explicitement féministes. « C'est un axe primordial et un engagement qui me tiennent à cœur depuis toujours ». Éditrice de Manon Garcia et de Sandra Laugier, Maxime Catroux a aussi fait traduire en France des autrices américaines majeures comme Carol Gilligan, Martha Nussbaum ou encore Catharine MacKinnon.
Un mouvement qui s'installe sur le temps long
Chez P.O.L, Frédéric Boyer observe une « métamorphose de la littérature par les combats féministes » qui ne date pas d'hier, mais qui acquiert une ampleur impressionnante au fil des années. « Dès 1996, Marie Darrieussecq et Emmanuelle Bayamack-Tam sont entrées chez P.O.L en inventant des univers qui questionnent les corps et les genres. Je tiens à rester très attentif à ce que le féminisme ouvre sur le plan de la littérature, car c'est un champ de création à part entière. C'est ce qui a aussi guidé mon envie de publier Neige Sinno, Louise Chennevière, tout comme le prochain livre de Ryōko Sekiguchi, qui racontera Venise par le prisme de voix féminines ».
En librairie, la présence d'un fond féministe apparaît comme un levier pour résister au recul des ventes. Plusieurs libraires le confirment : de nombreux livres ne figurent pas dans le top annuel parce qu'ils sont plus anciens, mais continuent de se vendre pendant plusieurs dizaines d'années. « Il ne se passe pas un jour sans que l'on vende un Mona Chollet ou un Virginie Despentes, signale Amandine Pierrard chez Mollat. « Chez nous, le succès de bell hooks est pléthorique, rapporte Anouk Aubert, cofondatrice de la librairie Les Parleuses à Nice. Si on n'a pas dix exemplaires d'avance d'À propos d'amour, on fait des mécontentes».
Verdict, peut-on parler de fatigue éditoriale liée à une surproduction de livres féministes ? Peut-être. Mais est-ce grave ? Lucie Fournier, cocréatrice de l'agence Les Ardentes qui accompagne l'essor féministe depuis quatre ans, considère que « cet effet "masse" était essentiel : il fallait que les féministes prennent leur place ». Pour Céline Charvet, directrice de Casterman Jeunesse, qui a notamment publié la BD best-seller Histoire de l'art au féminin de Marion Augustin et Sara Colaone, « il y a une soif immense de ces lectures-là. Ce n'est pas une tendance passagère, c'est un changement de paradigme ».
Et si le recul perdure, faudra-t-il s'en inquiéter ? Pour Karine Lanini, cofondatrice du label Les Renversantes, on pourra peut-être, au contraire, s'en réjouir. « Dans un monde idéal débarrassé du sexisme, nos livres féministes n'auront plus lieu d'être. Nous n'en sommes pas là, mais on peut toujours rêver. Et après tout, c'est ce qu'il faut nous souhaiter !
Retrouvez en document lié le classement des meilleures ventes de livres féministes de juillet 2024 à juin 2025.
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